La brève histoire des émotions : Chapitre III, L’amour romantique

 

Ioan était en bas du grand escalier des arrivées. Du haut de son mètre qua­tre-vingt-douze, il sem­blait tout petit. Il fai­sait les cent pas. Son ray­on de soleil lui appa­raî­trait d’un instant à l’autre.

 — Petite Loli­ta… mur­mu­ra-t-il en esquis­sant un ten­dre sourire.

Elle lui avait tant man­qué : sa dégaine d’artiste, son esprit affûté, ses yeux pétil­lants, sa pudeur, son sourire ironique quand elle le taquine, ses fos­settes absol­u­ment char­mantes, son aura chaleureuse, les déli­cats effluves sucrés de son par­fum, sa gen­tille folie curieuse et enfan­tine mais aus­si leurs longues virées com­plices. Elle illu­mi­nait sa vie depuis longtemps déjà. Leurs mul­ti­ples appels ne suff­i­saient pas… Il avait hâte de voir son insai­siss­able amie « au pied en l’air ». Ses mains trem­blaient. Son globe-trot­ter serait là sous peu, devant lui. Il pour­rait enfin la ser­rer dans ses bras. Le galeriste arrangea ses cheveux liss­es aux beaux dégradés châ­tains dont la frange cha­touil­lait le haut de ses tem­pes. Il ajus­ta son man­teau qui le ser­rait légère­ment. Il était incor­ri­gi­ble avec ses soirées hup­pées sou­vent très arrosées ; il avait pris du poids. L’œil inquisi­teur, le vert de ses iris traquait la sor­tie « B ». Il avait tout organ­isé pour pren­dre le chemin des écol­iers avec elle avant de rejoin­dre sa future épouse, mère de sa fille. En un claque­ment de doigts, il oublierait son quo­ti­di­en pour fêter ses retrou­vailles avec celle qui avait accep­té de met­tre sa vir­tu­osité au ser­vice de son mariage et de ses con­vives. Si elle savait que le temps se sus­pend quand elle est près de lui et que sa sim­ple présence suf­fit à bris­er les ténèbres qui le tra­versent par­fois. Sa douce Lola est le dia­mant de son exis­tence, un joy­au unique irra­di­ant la puis­sance d’un monde solaire qui remet­trait en selle les âmes per­dues.

Des pas­sagers com­mençaient à point­er le bout de leur nez. Le marc­hand de luxe déco­ratif la cher­chait active­ment du regard. Il brûlait d’impatience.

Lola était encore coincée, assise, près du hublot. Son voisin de siège ne s’était pas encore levé. Pourquoi per­son­ne ne bougeait ? Pourquoi était-ce si long ? Des douleurs de ner­vosité péné­traient son estom­ac. Les mains enchevêtrées et crispées, l’attente deve­nait insouten­able. Ioan envahis­sait ses pen­sées depuis des heures. Elle l’imaginait « tiré à qua­tre épin­gles » dans le grand hall de l’aéroport, n’ayant d’autres inten­tions que de pass­er le reste de la journée seul avec elle. Elle l’espérait tant qu’elle en vibrait de plaisir. Après tout, elle le con­nais­sait depuis plus longtemps qu’Elsa…  Elle méri­tait une exclu­siv­ité de quelques heures avant de le laiss­er repar­tir vers celle qui avait éteint une par­tie de sa per­son­nal­ité. L’homme entre­prenant à l’énergie indis­ci­plinée, à l’esprit libre et coquin s’était retiré pour dérouler le tapis rouge du sens des respon­s­abil­ités, de la droi­ture et du sac­ri­fice. Elsa l’avait attrapé dans ses filets en lui faisant pren­dre le chemin étriqué de l’amant piégé. Lola était impa­tiente de le pren­dre dans ses bras. Mal­gré la dis­tance, ils mar­chaient ensem­ble depuis tant d’années qu’elle en avait oublié la peur de le per­dre. Ils n’avaient aucun secret l’un pour l’autre. Elle eut un fris­son d’anxiété : elle allait véri­ta­ble­ment devoir le partager. Le mariage mar­querait défini­tive­ment la prise de pos­ses­sion d’Elsa sur son ami de tou­jours. Allait-elle la dépouiller de son parte­naire de route ?  S’il savait qu’il est son souf­fle de vie et que sa sim­ple présence pour­rait raviv­er l’arrêt des bat­te­ments de son cœur. Satanée grossesse ! Il avait déjà rompu avec cette fille infidèle à l’amour tiède. Un autre l’aurait quit­tée, mais pas lui. Il avait trop de principes. Elle avait souf­fert avec Ioan des heures durant au télé­phone. Elle l’avait con­solé. Pourquoi les choix ne sont pas l’expression des préférences mais bien la réponse aux con­ve­nances ? A l’église, Lola n’allait pas célébr­er l’union de deux êtres folle­ment amoureux mais com­mé­mor­er les débuts d’un univers plus que jamais car­céral pour Ioan. Le traque­nard se refer­merait défini­tive­ment.

Une voix vint inter­rompre ses réflex­ions :

 — Vous savez, vous pou­vez vous rasseoir.

 — Par­don ?

 — Oui, vous vous êtes lev­ée mais les portes ne sont pas encore ouvertes. Per­son­ne ne peut descen­dre. Et puis c’n’est pas très con­fort­able. Vous êtes toute tor­due là.

 — Ah oui, certes !

Lola s’était mise debout sans s’en apercevoir. Elle mas­sa sa nuque qui était ten­due. Elle aurait voulu sauter par le hublot. Elle sen­tait le regard de l’homme posé sur elle. Il ne ces­sait de l’observer. Cela en deve­nait gênant.

 — Vous vous sen­tez bien ?

Sur­prise, la belle vio­loniste regar­da cet alle­mand à l’air jovial. Le bouil­lon­nement intérieur de Lola tran­spi­rait main­tenant sur sa peau naturelle­ment hâlée. Pour se canalis­er et faire taire le voyageur intrusif, elle se lais­sa choir dans son siège tout en s’éventant le vis­age. Elle fit mine d’avoir repris le con­trôle.

 — Ce n’est rien ! J’ai juste un peu chaud.

 — Vous êtes sûre, vous êtes en eau…

Lola se mit à rire.

 — Ah ça ! C’n’est rien. Je suis un vrai arrosoir ambu­lant !

L’homme aux yeux noisette et aux lèvres char­nues la fixa un court instant avant de rire à son tour.

 — Vous êtes une petite rigolote

 — Oh, non, non, non … Juste une femme qui meurt de chaud.

 — J’vous crois. Vous êtes rouge écar­late…

 — Ah oui ?

 — Ras­surez-vous, vous n’en êtes pas moins jolie.

Lola res­ta bouche bée. Elle n’en reve­nait pas. La draguait-il ? Son teint prit un car­ac­tère encore plus révo­lu­tion­naire qu’auparavant. Sa timid­ité enfouie remon­ta d’un coup à la sur­face de ses joues déjà bien sat­urées de couleurs vives. Quelle étrange sit­u­a­tion ! Elle ne pou­vait pas faire de pirou­ettes pour s’enfuir. Elle res­pi­rait pro­fondé­ment lorsque les pas­sagers, debout dans le couloir, se mirent enfin à avancer.  Sauvée ! Elle avait de la peine à y croire.

 — On peut descen­dre ? s’exclama-t-elle.

 — Je vais vous regret­ter, lui lança-t-il con­fi­ant.

Inter­loquée, elle bre­douil­la une excuse incom­préhen­si­ble et insen­sée avant de l’inviter à se lever.

Ioan, dés­espéré, tour­nait en rond. Il scru­tait le tableau d’affichage. L’avion avait pour­tant bien atter­ri. La récupéra­tion des bagages était peut-être plus longue que prévue… Un enfant vint le bous­culer et tâcha son pan­talon en mohair avec la glace qu’il mangeait.

 — Oh, par­don, par­don, par­don, mon­sieur ! Oh, qu’as-tu fait Quentin ? Allez, excuse-toi ! ordon­na la mère sous ten­sion.

Ioan était légère­ment désta­bil­isé et ne savait pas s’il devait s’énerver ou rester calme. Il opta pour la sec­onde solu­tion. Il n’allait pas autoris­er ses émo­tions à pren­dre le dessus en gâchant ain­si la mag­nifique journée qui s’annonçait à cause d’un évène­ment incon­gru et finale­ment dérisoire.

Une balle était passée entre ses jambes. Il s’empressa de lui courir après pour la récupér­er et la redonner à ce petit mal­adroit. Le vis­age du gar­ne­ment s’illumina.

  • Mer­ci ! dit-il de sa voix de bébé.
  • Mer­ci ! insista la mère.

Elle lui ten­dit une lingette.

  • Tenez, pour vous essuy­er, ajou­ta-t-elle très embar­rassée.
  • Oh, mer­ci ! répon­dit Ioan un peu désarçon­né.

La glace à la vanille s’était lam­en­ta­ble­ment écrasée sur le bas de son smok­ing. Il se pen­chait pour net­toy­er les dégâts lorsqu’il sen­tit quelqu’un lui tapot­er le dos. Il se redres­sa et se retour­na tel un ressort :

  • Oh, Lola !

Ioan ne savait que faire de sa lingette à présent rem­plie de glace.

  • Ioan ! Viens là que je t’embrasse !
  • Atten­tion ! s’écria-t-il.
  • A quoi ? rétorqua-t-elle éton­née.

Il lui mon­tra le bout de tis­su souil­lé.

  • Mais j’m’en fiche, gros nigaud ! Allez, viens là, p’tite « andouille » !

Tout en attra­pant la petite servi­ette jetable, Lola se mit sur la pointe des pieds pour appos­er ses lèvres aux joues moelleuses de son cher ami. Elle l’entoura de ses bras trop courts.

  • Tu es tou­jours aus­si grand !
  • Et toi tou­jours aus­si p’tite !

Ils rirent de con­cert. La jeune maman et son enfant s’étaient déjà éloignés lorsque Ioan réal­isa qu’il les avait oubliés. Il l’interpella :

  • Eh, madame ! Désolé. Mer­ci encore pour la lingette.

La femme fit un signe bien­veil­lant de la main et con­tin­ua son chemin avec son tout petit agité. Ioan et Lola s’enlacèrent à nou­veau avant de se diriger vers le park­ing. Une voix reten­tit der­rière eux.

  • Ioan ! … Ioan !

Les deux com­pères se retournèrent.

  • Boris !
  • Alors mon ami ! Com­ment vas-tu ? dit-il en regar­dant Lola dans la foulée. Encore vous ?
  • Vous vous con­nais­sez ?
  • Eh bien oui ! Le hasard fait bien les choses. Nous étions assis l’un à côté de l’autre dans l’avion.

Décon­certée, Lola eut un sourire niais et « mâchouil­la » quelques mots.

  • Euh… Je … Oui… Enfin, se con­naître est un grand mot… Mais, c’est ça… On était à côté.
  • Bon, vous allez où comme ça ?
  • Euh…

Ioan hési­ta puis opta pour un men­songe de finesse. Il expli­qua, impas­si­ble, qu’il devait con­duire sa témoin à son hôtel pour ensuite l’aider à faire des achats de dernière minute avant le mariage. Ils allaient être fort occupés. Il fut presque trahi par la couleur pour­pre qui s’emparait peu à peu de ses pom­mettes.

  • Ah, je vois. J’ai appelé un taxi de toute façon. Je ne vous retarde plus.
  • A ce soir, Boris !

Boris lança un clin d’œil inat­ten­du à Lola tout en lui attra­pant sa main pour y dépos­er un bais­er.

  • C’est offi­ciel ! Nous faisons par­tie du même cer­cle.
  • Ah, ah tu n’changeras jamais, Boris ! Atten­tion, canaille… C’est une amie très chère…
  • Au r’voir, énonça Lola de façon presqu’inaudible.

Cet inter­mède dres­sa un silence imprévu mais de courte durée entre les deux âmes qui se dirigeaient main­tenant vers le park­ing situé à l’opposé du lieu de sta­tion­nement des taxis.

  • Alors ça, quelle coïn­ci­dence ! Mes deux témoins ensem­bles dans l’avion. C’est amu­sant !
  • Oui… Qui aurait cru ! Mais, qui est-ce ?
  • Un de mes clients et fidèle pote. Je l’ai ren­con­tré lors d’un vernissage.
  • Wow… Et tu en as fait ton témoin ?
  • Vous serez ensem­ble devant l’autel. Ah, ah… Plaisan­terie à part, ça fait sept ans qu’il sou­tient ma galerie. C’est un pas­sion­né d’art et un grand archi­tecte d’intérieur. C’est lui qui a conçu et amé­nagé ma mai­son.
  • J’comprends mieux !
  • Allez, donne-moi ta valise et monte dans la voiture.

Ioan et Lola prirent la route en direc­tion de Liv­er­pool.

 

 

 

 

 

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