Ioan était en bas du grand escalier des arrivées. Du haut de son mètre quatre-vingt-douze, il semblait tout petit. Il faisait les cent pas. Son rayon de soleil lui apparaîtrait d’un instant à l’autre.
— Petite Lolita… murmura-t-il en esquissant un tendre sourire.
Elle lui avait tant manqué : sa dégaine d’artiste, son esprit affûté, ses yeux pétillants, sa pudeur, son sourire ironique quand elle le taquine, ses fossettes absolument charmantes, son aura chaleureuse, les délicats effluves sucrés de son parfum, sa gentille folie curieuse et enfantine mais aussi leurs longues virées complices. Elle illuminait sa vie depuis longtemps déjà. Leurs multiples appels ne suffisaient pas… Il avait hâte de voir son insaisissable amie « au pied en l’air ». Ses mains tremblaient. Son globe-trotter serait là sous peu, devant lui. Il pourrait enfin la serrer dans ses bras. Le galeriste arrangea ses cheveux lisses aux beaux dégradés châtains dont la frange chatouillait le haut de ses tempes. Il ajusta son manteau qui le serrait légèrement. Il était incorrigible avec ses soirées huppées souvent très arrosées ; il avait pris du poids. L’œil inquisiteur, le vert de ses iris traquait la sortie « B ». Il avait tout organisé pour prendre le chemin des écoliers avec elle avant de rejoindre sa future épouse, mère de sa fille. En un claquement de doigts, il oublierait son quotidien pour fêter ses retrouvailles avec celle qui avait accepté de mettre sa virtuosité au service de son mariage et de ses convives. Si elle savait que le temps se suspend quand elle est près de lui et que sa simple présence suffit à briser les ténèbres qui le traversent parfois. Sa douce Lola est le diamant de son existence, un joyau unique irradiant la puissance d’un monde solaire qui remettrait en selle les âmes perdues.
Des passagers commençaient à pointer le bout de leur nez. Le marchand de luxe décoratif la cherchait activement du regard. Il brûlait d’impatience.
Lola était encore coincée, assise, près du hublot. Son voisin de siège ne s’était pas encore levé. Pourquoi personne ne bougeait ? Pourquoi était-ce si long ? Des douleurs de nervosité pénétraient son estomac. Les mains enchevêtrées et crispées, l’attente devenait insoutenable. Ioan envahissait ses pensées depuis des heures. Elle l’imaginait « tiré à quatre épingles » dans le grand hall de l’aéroport, n’ayant d’autres intentions que de passer le reste de la journée seul avec elle. Elle l’espérait tant qu’elle en vibrait de plaisir. Après tout, elle le connaissait depuis plus longtemps qu’Elsa… Elle méritait une exclusivité de quelques heures avant de le laisser repartir vers celle qui avait éteint une partie de sa personnalité. L’homme entreprenant à l’énergie indisciplinée, à l’esprit libre et coquin s’était retiré pour dérouler le tapis rouge du sens des responsabilités, de la droiture et du sacrifice. Elsa l’avait attrapé dans ses filets en lui faisant prendre le chemin étriqué de l’amant piégé. Lola était impatiente de le prendre dans ses bras. Malgré la distance, ils marchaient ensemble depuis tant d’années qu’elle en avait oublié la peur de le perdre. Ils n’avaient aucun secret l’un pour l’autre. Elle eut un frisson d’anxiété : elle allait véritablement devoir le partager. Le mariage marquerait définitivement la prise de possession d’Elsa sur son ami de toujours. Allait-elle la dépouiller de son partenaire de route ? S’il savait qu’il est son souffle de vie et que sa simple présence pourrait raviver l’arrêt des battements de son cœur. Satanée grossesse ! Il avait déjà rompu avec cette fille infidèle à l’amour tiède. Un autre l’aurait quittée, mais pas lui. Il avait trop de principes. Elle avait souffert avec Ioan des heures durant au téléphone. Elle l’avait consolé. Pourquoi les choix ne sont pas l’expression des préférences mais bien la réponse aux convenances ? A l’église, Lola n’allait pas célébrer l’union de deux êtres follement amoureux mais commémorer les débuts d’un univers plus que jamais carcéral pour Ioan. Le traquenard se refermerait définitivement.
Une voix vint interrompre ses réflexions :
— Vous savez, vous pouvez vous rasseoir.
— Pardon ?
— Oui, vous vous êtes levée mais les portes ne sont pas encore ouvertes. Personne ne peut descendre. Et puis c’n’est pas très confortable. Vous êtes toute tordue là.
— Ah oui, certes !
Lola s’était mise debout sans s’en apercevoir. Elle massa sa nuque qui était tendue. Elle aurait voulu sauter par le hublot. Elle sentait le regard de l’homme posé sur elle. Il ne cessait de l’observer. Cela en devenait gênant.
— Vous vous sentez bien ?
Surprise, la belle violoniste regarda cet allemand à l’air jovial. Le bouillonnement intérieur de Lola transpirait maintenant sur sa peau naturellement hâlée. Pour se canaliser et faire taire le voyageur intrusif, elle se laissa choir dans son siège tout en s’éventant le visage. Elle fit mine d’avoir repris le contrôle.
— Ce n’est rien ! J’ai juste un peu chaud.
— Vous êtes sûre, vous êtes en eau…
Lola se mit à rire.
— Ah ça ! C’n’est rien. Je suis un vrai arrosoir ambulant !
L’homme aux yeux noisette et aux lèvres charnues la fixa un court instant avant de rire à son tour.
— Vous êtes une petite rigolote
— Oh, non, non, non … Juste une femme qui meurt de chaud.
— J’vous crois. Vous êtes rouge écarlate…
— Ah oui ?
— Rassurez-vous, vous n’en êtes pas moins jolie.
Lola resta bouche bée. Elle n’en revenait pas. La draguait-il ? Son teint prit un caractère encore plus révolutionnaire qu’auparavant. Sa timidité enfouie remonta d’un coup à la surface de ses joues déjà bien saturées de couleurs vives. Quelle étrange situation ! Elle ne pouvait pas faire de pirouettes pour s’enfuir. Elle respirait profondément lorsque les passagers, debout dans le couloir, se mirent enfin à avancer. Sauvée ! Elle avait de la peine à y croire.
— On peut descendre ? s’exclama-t-elle.
— Je vais vous regretter, lui lança-t-il confiant.
Interloquée, elle bredouilla une excuse incompréhensible et insensée avant de l’inviter à se lever.
Ioan, désespéré, tournait en rond. Il scrutait le tableau d’affichage. L’avion avait pourtant bien atterri. La récupération des bagages était peut-être plus longue que prévue… Un enfant vint le bousculer et tâcha son pantalon en mohair avec la glace qu’il mangeait.
— Oh, pardon, pardon, pardon, monsieur ! Oh, qu’as-tu fait Quentin ? Allez, excuse-toi ! ordonna la mère sous tension.
Ioan était légèrement déstabilisé et ne savait pas s’il devait s’énerver ou rester calme. Il opta pour la seconde solution. Il n’allait pas autoriser ses émotions à prendre le dessus en gâchant ainsi la magnifique journée qui s’annonçait à cause d’un évènement incongru et finalement dérisoire.
Une balle était passée entre ses jambes. Il s’empressa de lui courir après pour la récupérer et la redonner à ce petit maladroit. Le visage du garnement s’illumina.
- Merci ! dit-il de sa voix de bébé.
- Merci ! insista la mère.
Elle lui tendit une lingette.
- Tenez, pour vous essuyer, ajouta-t-elle très embarrassée.
- Oh, merci ! répondit Ioan un peu désarçonné.
La glace à la vanille s’était lamentablement écrasée sur le bas de son smoking. Il se penchait pour nettoyer les dégâts lorsqu’il sentit quelqu’un lui tapoter le dos. Il se redressa et se retourna tel un ressort :
- Oh, Lola !
Ioan ne savait que faire de sa lingette à présent remplie de glace.
- Ioan ! Viens là que je t’embrasse !
- Attention ! s’écria-t-il.
- A quoi ? rétorqua-t-elle étonnée.
Il lui montra le bout de tissu souillé.
- Mais j’m’en fiche, gros nigaud ! Allez, viens là, p’tite « andouille » !
Tout en attrapant la petite serviette jetable, Lola se mit sur la pointe des pieds pour apposer ses lèvres aux joues moelleuses de son cher ami. Elle l’entoura de ses bras trop courts.
- Tu es toujours aussi grand !
- Et toi toujours aussi p’tite !
Ils rirent de concert. La jeune maman et son enfant s’étaient déjà éloignés lorsque Ioan réalisa qu’il les avait oubliés. Il l’interpella :
- Eh, madame ! Désolé. Merci encore pour la lingette.
La femme fit un signe bienveillant de la main et continua son chemin avec son tout petit agité. Ioan et Lola s’enlacèrent à nouveau avant de se diriger vers le parking. Une voix retentit derrière eux.
- Ioan ! … Ioan !
Les deux compères se retournèrent.
- Boris !
- Alors mon ami ! Comment vas-tu ? dit-il en regardant Lola dans la foulée. Encore vous ?
- Vous vous connaissez ?
- Eh bien oui ! Le hasard fait bien les choses. Nous étions assis l’un à côté de l’autre dans l’avion.
Déconcertée, Lola eut un sourire niais et « mâchouilla » quelques mots.
- Euh… Je … Oui… Enfin, se connaître est un grand mot… Mais, c’est ça… On était à côté.
- Bon, vous allez où comme ça ?
- Euh…
Ioan hésita puis opta pour un mensonge de finesse. Il expliqua, impassible, qu’il devait conduire sa témoin à son hôtel pour ensuite l’aider à faire des achats de dernière minute avant le mariage. Ils allaient être fort occupés. Il fut presque trahi par la couleur pourpre qui s’emparait peu à peu de ses pommettes.
- Ah, je vois. J’ai appelé un taxi de toute façon. Je ne vous retarde plus.
- A ce soir, Boris !
Boris lança un clin d’œil inattendu à Lola tout en lui attrapant sa main pour y déposer un baiser.
- C’est officiel ! Nous faisons partie du même cercle.
- Ah, ah tu n’changeras jamais, Boris ! Attention, canaille… C’est une amie très chère…
- Au r’voir, énonça Lola de façon presqu’inaudible.
Cet intermède dressa un silence imprévu mais de courte durée entre les deux âmes qui se dirigeaient maintenant vers le parking situé à l’opposé du lieu de stationnement des taxis.
- Alors ça, quelle coïncidence ! Mes deux témoins ensembles dans l’avion. C’est amusant !
- Oui… Qui aurait cru ! Mais, qui est-ce ?
- Un de mes clients et fidèle pote. Je l’ai rencontré lors d’un vernissage.
- Wow… Et tu en as fait ton témoin ?
- Vous serez ensemble devant l’autel. Ah, ah… Plaisanterie à part, ça fait sept ans qu’il soutient ma galerie. C’est un passionné d’art et un grand architecte d’intérieur. C’est lui qui a conçu et aménagé ma maison.
- J’comprends mieux !
- Allez, donne-moi ta valise et monte dans la voiture.
Ioan et Lola prirent la route en direction de Liverpool.