L’homme appuya sur le bouton de la télécommande et les portes en bois du grand portail d’entrée
de sa propriété s’ouvrirent lentement. La journée avait été longue, harassante, et s’était achevée
autour d’une bière avec Lilas. Les deux amants avaient discuté de l’organisation du jour suivant. Le
corps légèrement penché vers son volant, Lucien avait froid. Il ne songeait qu’à se délasser sous une
bonne douche chaude. Il imaginait la douceur des mains de sa belle posées sur sa nuque. Les effluves
de son parfum étaient encore accrochés à ses parois nasales, et l’intérieur de la voiture était toujours
habité par la présence de celle qui avait surgi dans sa vie un an auparavant. Pourtant, il était bien
seul maintenant.
« Demain sera un grand jour », songea-t-il.
Au moment même où l’éducateur social fit ce constat, le rythme de son cœur s’accéléra avant de
tambouriner de façon tout à fait désordonnée dans sa cage thoracique. Cette soudaine et
inhabituelle arythmie cardiaque persista quelques secondes, à tel point que des sueurs froides
s’emparèrent de lui. Il ne comprit pas cette réaction physique alors même que tout allait pour le
mieux. Sa salive stagna quelques secondes, coincée entre le plancher de sa bouche et le conduit de
son larynx. Sa main puissante glissa le long de son visage. Ses joues se pigmentèrent plus que
d’habitude. Sa peau virait au rouge. Les yeux éteints et creusés par la fatigue, il devait se rapprocher
au plus vite de son lit. Le klaxon d’un automobiliste raisonna dans ses oreilles. Il obstruait le passage
avec son gros véhicule. Son portail était grand ouvert ; Il avait laissé filer le temps quelques minutes,
perdu dans le labyrinthe de ses pensées. Le pied appuyé légèrement sur la pédale d’accélération, les
roues écrasaient à présent les gravillons de son allée quand, les sourcils froncés et les yeux
concentrés, il scrutait une curieuse boule noire plantée au beau milieu de son chemin.
« Qu’est-ce que… ? »
Il pila. Une petite tête était apparue.
« Un chat ! s’exclama‑t’il .
- Un chat ! répéta-t-il stressé.
- Ah, non, non, non… Pas ici. Pas chez moi. Ce n’est pas possible. »
Lucien s’essuya les yeux en espérant que la masse ronde disparaîtrait. Au contraire, le petit minois
poilu et bien redressé ne bougeait pas. Le jeune homme sortit de sa voiture avant de se diriger vers
ce petit animal qui venait perturber le déroulement de son début de soirée.
« Alors, peux-tu me dire ce que tu fais là ? Tu vois, il faut que tu partes. Il m’est impossible de
te garder. Tu dois bien avoir un propriétaire, n’est-ce-pas ? »
Lucien Ledoux s’arrêta de marcher nerveusement autour du chat.
« Tu dois me prendre pour un fou, hein ? »
Les deux billes de la gentille bête le fixaient sans ciller. Le moteur du véhicule ronronnait.
« Oh, mais tu as l’air mal en point ! Mais je ne peux pas m’occuper de toi. Allez, lève-toi ! Je
dois garer ma grosse carriole. Allez, ouste ! »
Le petit félin, le poil hirsute et les yeux enfoncés, semblait pleurer. La situation était insoutenable
pour Lucien. D’un pas décidé, il alla éteindre le moteur de la voiture qui ronflait alors toute son
impatience. Avant de retourner vers le motif de son agacement, une réminiscence surprenante vint
encombrer son esprit : l’ombre de sa mère, face au miroir de sa chambre, pleurant toutes les larmes
de son corps, en silence. Déstabilisé, sa main tremblait en retirant la clé du cylindre de serrure du
contacteur de démarrage. Le globe oculaire mouillé, son corps se dirigea à nouveau vers l’intrus de la
journée. L’animal s’était relevé et s’avança, l’air égaré, pour se frotter aux jambes du gesticulateur.
« Ah…Non, ne m’approche pas ! Ce n’est pas que je ne t’aime pas mais tu es peut-être
malade. On ne sait jamais. »
Le chat ne tenait guère compte de ce que Lucien pouvait lui dire. Il continuait à virevolter autour de
lui en massant ses flancs tout maigres contre les côtés extérieurs de ses mollets. Lucien avait beau
lutter, le chat s’accrochait à ses chevilles. Cette situation inattendue fit retourner subitement
l’homme à l’époque de ses sept ans lorsque, collé contre la poitrine de sa génitrice, il sentait la peur
l’envahir. Il revit sa mère recroquevillée dans un coin de la maison, les mains posées
affectueusement sur sa tête d’enfant, comme si cela était suffisant pour le protéger. Le cœur serré, il
s’empressa d’aller ouvrir la porte d’entrée de sa maison. Il voulait échapper à ce chat qui maintenant
le suivait.
« Stop ! Tu ne rentres pas ! Je ne veux pas de toi ; tu entends ? je ne peux pas. Reste là, je te
dis. »
Le chat tourna sa tête bizarrement dans un air de supplication. Lucien ressentit un vent de culpabilité
le traverser de bas en haut.
« D’accord, d’accord. Je vais te donner à manger mais après tu rentres chez toi. D’accord ?
- Miaou…
- Comprends un peu ! Tu serais malheureux ici. D’abord, je ne suis jamais là. Si, si… Toujours
en vadrouille. Et puis, J’ai déjà du mal à prendre soin de moi alors je peinerai à m’occuper de
toi. Ce n’est pas de ma faute ! Je suis comme ça. Je ne sais pas. »
La sonnerie de son téléphone stoppa son monologue. C’était Lilas. Il regarda l’écran une fraction de
seconde, serra l’objet, hésita puis le remit dans sa poche. Elle avait sûrement omis de lui parler d’un
détail concernant l’organisation du lendemain soir où elle le présenterait officiellement à ses parents.
Lucien était arrivé à se soustraire de son envahisseur et s’apprêtait à verser du lait sur du pain
lorsque son portable vibra. L’écran affichait un message :
« N’oublie pas ! Déjeuner à 13 heures au Petit Créole puis on se rejoint dans l’angle de la rue
de l’Alliance et de la rue de la Division à dix-neuf heures. Et surtout, pas d’heures supplémentaires. Je
t’aime. Lilas. »
D’un geste abrupt, il poussa le mobile puis appuya ses deux coudes sur le plan de travail avant de
prendre sa tête entre ses deux mains.
« Bon sang. Qu’ai-je-fait ? »
Il frotta alors sa chevelure épaisse jusqu’à se faire mal. Le chat miaulait de plus en plus fort. Ses cris
étaient tellement oppressants qu’il se boucha les oreilles tout en refermant ses paupières crispées. A
ce moment, l’image de son père l’attrapant et le jetant dans la pièce dédiée aux punitions, lui revint
en mémoire. A cette époque, gémir était vain ; s’époumoner ne servait à rien. Les heures pouvaient
s’écouler que son mal-être n’arrivait pas à atteindre la sensibilité de son bourreau. Par contre,
derrière le mur de ses lamentations, il pouvait déceler les bruits sourds de douleur de sa mère qui
avait tenté de le délivrer. Lucien ne comprenait pas ce qui se passait : son cerveau flambait ; son
passé remontait subitement à la surface. Son humeur méconnaissable lui fit jeter violemment le petit
plat dans lequel se trouvait le repas de l’invité surprise. Des bouts de verre jonchaient à présent le sol
de la cuisine ; Lucien pleurait et essuya le lait qui avait giclé hors du récipient.
« Quel idiot ! Tout ça pour rien. Allons, ressaisis-toi ! Laisse le passé là où il est ! »
Il prit le balai et la serpillère pour nettoyer ses frasques avant de renouveler les gestes d’avant sa
saute d’humeur. La gamelle à la main, il regarda au travers de la vitre de son hall d’entrée avant
d’ouvrir la porte. Le claque-faim avait élu domicile sur le paillasson et ne cessait de chanter sa
détresse. C’était une situation à devenir fou. Le maître des lieux posa la coupelle. Le chat se précipita.
Lucien revit soudain l’assiette de soupe remplie de pain à laquelle il avait droit après chaque
punition. Cette réminiscence déclencha un retour aux sources de ses émotions d’enfant.
L’humiliation avait été son pain quotidien ; la culpabilité son hostie hebdomadaire. Une immense
tristesse venait remplir le vide de sa grande carcasse d’adulte, impuissant à éradiquer son histoire. Il
n’avait été que le bouc émissaire d’un père tyrannique, perdu dans les méandres de sa maladie
mentale. Et sa pauvre mère ? Qui aurait-pu lui dire comment était l’homme qu’elle avait croisé un
beau jour sur le sentier de sa jeunesse ? Lucien avait à présent le fond des yeux ravagés par le
chagrin. Le voile était levé : ses démons intérieurs montraient à nouveau le bout de leur nez. Il se
sentait incapable de vivre à deux. Le sang de son père coulait malheureusement dans ses veines. Il
était trop tard pour changer la donne. Comment pouvait-il se faire confiance ? Il était marqué au fer
rouge par la génétique. Saurait-il naviguer dans le tourbillon de ses névroses pour prendre la bonne
part du diable qui avait été présente dans la maison de son enfance, ou bien plongerait-il dans la
même psychose aiguë que celle de son père aujourd’hui interné ? Lucien faisait à présent les cent pas
dans le salon. Il passait nerveusement et à diverses reprises ses mains dans ses cheveux comme si
cela pouvait le soulager. Mais il n’en était rien. Il ne pouvait pas aller se coucher et cela faisait des
semaines qu’il ne pouvait plus dormir. Il piétinait le sol au rythme cadencé des aiguilles de l’horloge.
Les secondes couraient sur le cadran, les minutes s’égrenaient et son mal de tête grandissait. Le bruit
des coups de griffes du chat grattant la porte revint en boomerang à ses oreilles. C’était la goutte qui
fit déborder le vase. Il se boucha les conduits auditifs et eut un cri de désespoir. Malgré l’intensité de
son hurlement, il ne parvint pas à extirper son mal-être de ses entrailles. Sa tentative fut alors inutile.
Tout restait figé dans sa tête, sa gorge et son abdomen. Il avait mal. Son apparence physique ne
reflétait en rien l’état de son être intérieur, véritable champ de bataille. Sa charge mentale était telle
qu’il déversa sa tension nerveuse sur le chat. La tête collée à la vitre de sa porte d’entrée, l’homme
fragile s’époumona encore et encore :
«Va‑t’en ! Je te le répète, je ne veux pas de toi. Je ne suis pas le maître qu’il te faut. Tu ne sais
vraiment pas où tu mets les pieds. Décidément, comment dois-je te le dire ? Va‑t’en ! Je te déteste.
Tu entends ? Je te déteste.»
Le chat, plein d’aplomb, le fixait, stoïque. Il était bien décidé à rester.
« Tu veux me faire fléchir, hein ? Mais, tu ne comprends décidément rien. Comment je dois
te le dire ? je suis mauvais. Tu es mal tombé ! Je suis le débris d’un vase brisé. »
Au même instant, la lumière de son mobile s’activa. Son regard se détourna de l’animal. Il retourna
dans la cuisine où il se mit à ouvrir tous les tiroirs.
« Où sont-ils ? Bon sang. Il faut que je dorme. Je dois absolument dormir. Où sont mes
comprimés ? Je n’en peux plus ! Ça ne va plus. J’ai besoin d’un cachet. Non ! Je les ai mis où ?
Merde !»
Lucien transpirait. Le chat persistait dans son envie de rentrer et il s’acharnait sur la porte d’entrée.
Son miaulement entêtant et persistant avait repris. Lucien tremblait. Le chat eut gain de cause.
« Je te préviens, je ne suis pas du tout bien. Je ne sais pas ce que je pourrais te faire. Alors,
reste tranquille ! »
Malgré l’humeur des plus agressives de l’homme, le chat se mit à sautiller de contentement autour
de lui.
« Stop ! Arrête ! Tu veux vraiment que je te vire de la maison ? Arrête ! Tu m’énerves
tellement. Bon ! Il va falloir que je te donne un prénom. Je n’ai aucune idée. Tu viens de nulle part.
Tu fais intrusion dans ma vie et voilà… C’est moi qui suis embêté. Petit intrus. Je n’ai jamais voulu
d’animaux. Je vais t’appeler « Petit indésirable ». Mon père ne voulait pas de moi non plus, d’ailleurs.
Et ma mère… Ah, ma mère… J’étais son petit accident. »
Lucien alla récupérer une boîte en carton, une vieille couverture et installa, pour son nouveau
compère, un lit de fortune près de la cheminée. Petit indésirable ne se fit pas prier. Il était déjà
allongé quand son étrange maître décida d’allumer un feu. Lucien s’avança près de la réserve de bois,
prit deux bûches, du papier journal et plaça le tout dans le foyer qui n’attendait plus que le
craquement de l’allumette. La chaleur commençait à se répandre dans la pièce quand Lucien aperçut
le tube marron-orangé qu’il avait recherché fébrilement dans la cuisine. Un léger rictus apparut sur
son visage aux traits tirés. Il s’avança près de la table coffre en sapin et métal noir située à côté de
son canapé. Il se pencha légèrement pour saisir le cylindre en plastique, l’ouvrit et en préleva un
cachet. Par chance, sa bouteille d’eau était juste à côté. Il en dévissa le bouchon et avala le
médicament, puis se laissa choir dans le canapé. Le chat, enroulé sur lui-même, semblait dormir
profondément. Avachi au fond de son canapé, Lucien observait les flammes grandissantes qui lui
renvoyaient une belle lumière. Hypnotisé par ce spectacle, il ne pouvait plus détacher ses yeux de ce
foyer de chaleur jusqu’à ce que les formes de son visage vinrent se réfléchir sur la vitre de l’insert.
Décontenancé, il détourna sa tête de ce miroir de fortune. Le chat ne dormait plus. Il était dans
l’expectative de ce je ne sais quoi d’indéfinissable : un geste, un mot, un mouvement, quelque
chose…
« Quoi ! Toi aussi tu as vu ? Ne me regarde pas, s’il-te-plaît. Je suis laid. »
Le temps s’était écoulé, les années s’étaient enchaînées mais Lucien ne voyait toujours pas un ami
dans le retour visuel de son apparence. Il était, à sa grande déception, le portrait de son père. Il avait
été trahi par la génétique. Fragilisé par cette vision, son trouble grandissait. Il ressentait la présence
de son père dans la pièce. Le reflet des yeux de Lucien s’effaça progressivement pour finalement
laisser place à la couleur claire des iris imbibés d’eau de sa mère, implorant de l’aide. Le goût amer
de l’angoisse et de la culpabilité monta à sa bouche et l’empêcha d’inspirer correctement. Sa main
s’agita et coupa l’air à de multiples reprises pensant que cela pourrait exorciser les relents du passé.
Il persista dans sa gestuelle jusqu’à abandonner et porter la pliure de l’intérieur de son coude devant
son visage. Devenir momentanément aveugle empêcherait sans doute le défilement des images.
Malheureusement, les souvenirs étaient plus forts et l’esprit dans un état d’éveil insatiable. Tout se
bousculait et s’entrechoquait dans sa tête jusqu’à perdre pied avec la réalité. Il se laissa choir sur le
coussin placé dans le recoin du canapé. Le chat était maintenant assis sur l’accoudoir.
« Non, s’il-te-plaît, pars ! Je ne suis pas d’humeur. Je ne suis pas quelqu’un de bien. Je suis un
monstre. Je l’ai laissé baigner dans son sang. Je n’ai rien fait pour la secourir. Elle était là, parterre, et
je n’ai rien fait. »
Le chat approcha sa patte de velours pour lui caresser le front mais sa tentative fut
infructueuse.
« Eloigne-toi ! Je ne mérite pas ta compassion. Je n’ai été qu’un misérable lâche. Mon père était
devenu fou. Je me suis caché au lieu d’arrêter ses poings. Cela fait de moi son complice. Crois-
moi, ne reste pas ! Je suis comme lui. Je suis fichu. Il faudrait renouveler ma sève infectée comme
on change l’eau des fleurs. Et, je ne sais même pas si cela suffirait. Je suis malade. Je pourrais te
faire du mal. Regarde ! Là, ma mère. Elle est morte. A cause de moi. »
La sonnerie du téléphone vint interrompre son soliloque. Le chat tenta de se blottir dans les bras
du repentant mais Lucien le repoussa à nouveau. Il n’acceptait pas d’être consolé. L’homme
souffrant se redressa.
« J’ai besoin d’une gélule. »
Lucien tendit sa main pour attraper le tube de médicaments encore ouvert mais Petit Indésirable
l’en empêcha. Il avait donné un violent coup de pattes de sorte que les comprimés étaient tous
tombés et s’étaient dispersés sur le béton ciré.
« Mais qu’as-tu fait ? Tu ne vas pas bien, non ? Allez, cette fois c’en est trop. Dehors ! »
Le téléphone se remit à sonner alors même que le désaxé courait encore après l’animal pour
l’attraper.
« Ah, putain, ce téléphone. Et toi, tu ne vas pas t’en tirer comme ça. Allez, hop ! Je t’ai… »
Le pauvre chat fit un vol plané dans le jardin. Les miaulements reprirent aussitôt. Le téléphone
sonnait inlassablement ; Lucien alla chercher du coton pour se boucher les oreilles. Il avait chaud, il
avait soif, il tira le col de son pull et s’agenouilla pour ramasser les gélules éparpillées. Il en avala
plusieurs de façon compulsive et remit le reste dans le flacon. Il gesticulait sans contrôle puis s’arrêta
d’un coup : il se sentit mal. L’homme drogué trouva encore le courage de s’allonger en position de
fœtus.
« Ça va aller mieux. Oui, beaucoup mieux. C’est ça. J’avais oublié de les prendre. »
Ses paupières étaient de plus en plus lourdes. Un profond silence succéda au départ de Lucien vers le
monde des songes.
Derrière les murs du salon, la lune glissait tranquillement à la rencontre de l’aube dont la lumière
naissante irradiait toutes ses beautés jusqu’à tirer sa révérence devant la puissance du rayonnement
solaire.
Le soleil était au plus haut lorsque le bruit d’une clef dans la serrure résonna dans le hall
d’entrée. Une silhouette se dessina dans la pénombre et une voix retentit. Lilas appuya sur
l’interrupteur. L’air stressé et angoissé, elle monta l’escalier sans réfléchir.
« Lucien ? C’est moi. Tu es là ? »
Lilas entendait seulement le bruit de ses pas sur le plancher.
« Lucien ? Ce n’est pas vrai, où es-tu ? »
Lilas ouvrait les portes les unes après les autres sans succès. Toujours sans réponse de son amant,
elle dévala la cage d’escalier et se dirigea dans le salon. Les volets étaient clos. Elle alluma la lumière,
tourna la tête et resta médusée par la scène qui l’attendait. La tête de Lucien jouxtait du vomi. Il était
comme mort.
« Lucien, Lucien ! Oh non, pas ça, mon Dieu. Qu’est-ce-que t’as fait ? Lucien, réponds, je t’en prie ! »
Lilas le secoua mais le jeune homme ne réagissait pas. Prise de panique, elle hurla le prénom de celui
qui devait partager sa vie.
« Lucien, répéta-t-elle excessivement fort. Réveille-toi ! »
Elle vit le tube de médicaments sur le sol. Elle s’empressa de le ramasser.
« Du GHB ? Bordel, Lucien. Qu’est-ce qui t’as pris ? »
Plusieurs gélules étaient au sol.
« Combien en as-tu pris ? Bon sang, c’est un cauchemar Lucien. »
Elle saisit le poignet de son amoureux.
« Tu es vivant ! Tu es vivant ! Vite ! »
Elle l’agrippa énergiquement.
« Allez, ouvre-les yeux ! Bouge quelque chose ! Fais-moi un signe s’il-te-plaît. »
Lilas lui tapota le visage avec détermination :
« Que… oi … ?
- Lucien, tu m’entends ? C’est moi, Lilas.
- Mmmm…
- Lucien…
- Mmmm…
- Je t’en prie mon amour, fais un effort. »
Tel un ressort, Lilas se redressa et courut en direction de la cuisine. Elle ouvrit abruptement le
casserolier avant de prendre un gros récipient et de le remplir d’eau. Elle lui passa le liquide frais sur
la figure.
« Aouh… Qu…qu’est-ce ? »
L’état affectif de la jeune femme était en miette mais, en bonne infirmière, elle se reprit pour
agir avec efficacité.
« Allez, reprends-toi ! Tu dois marcher. Tu as vomi. Ça t’a sauvé. Essaye de te redresser. - Je, je ne peux pas.
- Ah si, tu peux ! Allez, attrape-ma main. Tiens-toi bien à moi ! Oui… C’est ça. Maintenant, on
va à la voiture. »
Lucien se traînait. Lilas était rouge d’efforts. - Où, où est… Où est…
- Où est quoi ?
- Petit Indésirable…
- Comment ? Je ne comprends rien.
- Mais si… Le chat.
- Quel chat ?
- Dehors.
- Dehors ?
- Il n’y a pas de chat.
- Ah !
- Oui. »
Appuyé contre celle qu’il aimait, Lucien marcha péniblement jusqu’à la voiture. Lilas avait réussi un
tour de force. Elle était arrivée à temps. A présent assis du côté passager, le malade était dans un
état de faiblesse extrême. Il puait le vomi mais il respirait : ses yeux étaient ouverts, il entendait le
moteur ronfler et il sentait le parfum de Lilas. La jeune femme accéléra quand Lucien s’exclama :
« Lilas, Lilas, attention ! »
La conductrice pila. - Quoi ? »
« Mon chat.
-Mais quel chat Lucien ?
Là, devant la voiture. Il… Il … Il a sauté du muret au moment… Oui, au moment où tu
passais. »
La jeune femme inquiète sortit du véhicule pour chercher l’animal. Elle s’accroupit pour mieux voir
mais le chat restait introuvable.
« Il n’y a rien. - Ce n’est pas possible. Je l’ai vu.
- Je te dis qu’il n’y a rien.
- Aide-moi à sortir, s’il-te-plaît.
- D’accord ! D’accord ! »
Lucien regarda à son tour sous la voiture.
« Il est là ! - Où ?
- Là. »
Stupéfaite, Lilas regardait Lucien l’air hébété.
« Lucien… - Regarde ! Il est blessé à la patte. Oh, tu as eu de la chance… Viens dans mes bras, mon petit.
Attends, je m’approche. Voilà ! Tu es bien ? Regarde Lilas, il est beau, hein ? Tu veux le
prendre dans tes bras ? »
Les yeux écarquillés et pleins de larmes, Lilas observait les bras vides de Lucien. Elle ne savait que
répondre.
« Euh…
- Eh bien, prends-le ! »
La gorge complètement asséchée, Lilas eut un instant de silence pour se donner le temps de saliver à
nouveau.
« Euh, non Lucien. Il vaut mieux que tu le gardes dans tes bras et que je t’aide à te relever. - Ah, si tu veux. Tu n’aimes pas les chats ?
- Eh bien, ce n’est pas ça… Non, c’est que nous devons y aller. Il est blessé, hein ? »
Lilas, interdite, démarra et repris la route.
« Lilas, il ronronne. »
La jeune femme pressa la pédale d’accélération jusqu’à toucher le plancher. Lucien caressait du vent.
Elle se retint d’éclater en sanglots.
« Où nous emmènes-tu ? Chez tes parents ? Parce que… - Non, mon amour. Non. Pas chez mes parents, dit-elle en lui coupant gentiment la parole. »
Lilas était au cœur d’un mauvais scénario. Elle devait faire face à la situation. Son bonheur avec cet
homme n’aurait été qu’une parenthèse sur la frise du temps. Elle n’avait rien remarqué. Sa bulle
d’amour venait d’exploser en mille éclats. Elle était sous le choc. Son monde s’écroulait. Elle roulait
aussi vite que les limitations de vitesse le lui permettaient. Elle l’aimait tant…
« Lilas ? »
Elle tourna la tête dans la direction de son bien-aimé et lui adressa un léger sourire.
« Ne t’inquiète pas mon chéri. Ne t’inquiète pas. Nous allons juste là où ton chat pourra être
soigné. Tu verras… Tout se passera bien. »
La voiture rouge sang de Lilas parcourut très rapidement les quelques kilomètres qui la séparait des
urgences psychiatriques. Devant l’hôpital et entourée de l’équipe soignante, Lilas suivait Lucien qui
caressait toujours son Petit Indésirable imaginaire.