Le chat

Histoires Courtes, Nouvelles

L’homme appuya sur le bou­ton de la télé­com­mande et les portes en bois du grand por­tail d’entrée
de sa pro­priété s’ouvrirent lente­ment. La journée avait été longue, haras­sante, et s’était achevée
autour d’une bière avec Lilas. Les deux amants avaient dis­cuté de l’organisation du jour suiv­ant. Le
corps légère­ment penché vers son volant, Lucien avait froid. Il ne songeait qu’à se délass­er sous une
bonne douche chaude. Il imag­i­nait la douceur des mains de sa belle posées sur sa nuque. Les effluves
de son par­fum étaient encore accrochés à ses parois nasales, et l’intérieur de la voiture était tou­jours
habité par la présence de celle qui avait sur­gi dans sa vie un an aupar­a­vant. Pour­tant, il était bien
seul main­tenant.
« Demain sera un grand jour », songea-t-il.
Au moment même où l’éducateur social fit ce con­stat, le rythme de son cœur s’accéléra avant de
tam­bouriner de façon tout à fait désor­don­née dans sa cage tho­racique. Cette soudaine et
inhab­ituelle ary­th­mie car­diaque per­sista quelques sec­on­des, à tel point que des sueurs froides
s’emparèrent de lui. Il ne com­prit pas cette réac­tion physique alors même que tout allait pour le
mieux. Sa salive stagna quelques sec­on­des, coincée entre le planch­er de sa bouche et le con­duit de
son lar­ynx. Sa main puis­sante glis­sa le long de son vis­age. Ses joues se pig­men­tèrent plus que
d’habitude. Sa peau virait au rouge. Les yeux éteints et creusés par la fatigue, il devait se rap­procher
au plus vite de son lit. Le klax­on d’un auto­mo­biliste raison­na dans ses oreilles. Il obstru­ait le pas­sage
avec son gros véhicule. Son por­tail était grand ouvert ; Il avait lais­sé fil­er le temps quelques min­utes,
per­du dans le labyrinthe de ses pen­sées. Le pied appuyé légère­ment sur la pédale d’accélération, les
roues écra­saient à présent les grav­il­lons de son allée quand, les sour­cils fron­cés et les yeux
con­cen­trés, il scru­tait une curieuse boule noire plan­tée au beau milieu de son chemin.
« Qu’est-ce que… ? »
Il pila. Une petite tête était apparue.
« Un chat ! s’exclama‑t’il .

  • Un chat ! répé­ta-t-il stressé.
  • Ah, non, non, non… Pas ici. Pas chez moi. Ce n’est pas pos­si­ble. »
    Lucien s’essuya les yeux en espérant que la masse ronde dis­paraî­trait. Au con­traire, le petit minois
    poilu et bien redressé ne bougeait pas. Le jeune homme sor­tit de sa voiture avant de se diriger vers
    ce petit ani­mal qui venait per­turber le déroule­ment de son début de soirée.
    « Alors, peux-tu me dire ce que tu fais là ? Tu vois, il faut que tu partes. Il m’est impos­si­ble de
    te garder. Tu dois bien avoir un pro­prié­taire, n’est-ce-pas ? »
    Lucien Ledoux s’arrêta de marcher nerveuse­ment autour du chat.
    « Tu dois me pren­dre pour un fou, hein ? »
    Les deux billes de la gen­tille bête le fix­aient sans ciller. Le moteur du véhicule ron­ron­nait.

« Oh, mais tu as l’air mal en point ! Mais je ne peux pas m’occuper de toi. Allez, lève-toi ! Je
dois gar­er ma grosse car­riole. Allez, ouste ! »
Le petit félin, le poil hir­sute et les yeux enfon­cés, sem­blait pleur­er. La sit­u­a­tion était insouten­able
pour Lucien. D’un pas décidé, il alla étein­dre le moteur de la voiture qui ron­flait alors toute son
impa­tience. Avant de retourn­er vers le motif de son agace­ment, une réminis­cence sur­prenante vint
encom­br­er son esprit : l’ombre de sa mère, face au miroir de sa cham­bre, pleu­rant toutes les larmes
de son corps, en silence. Désta­bil­isé, sa main trem­blait en reti­rant la clé du cylin­dre de ser­rure du
con­tac­teur de démar­rage. Le globe ocu­laire mouil­lé, son corps se dirigea à nou­veau vers l’intrus de la
journée. L’animal s’était relevé et s’avança, l’air égaré, pour se frot­ter aux jambes du ges­tic­u­la­teur.
« Ah…Non, ne m’approche pas ! Ce n’est pas que je ne t’aime pas mais tu es peut-être
malade. On ne sait jamais. »
Le chat ne tenait guère compte de ce que Lucien pou­vait lui dire. Il con­tin­u­ait à vire­volter autour de
lui en mas­sant ses flancs tout mai­gres con­tre les côtés extérieurs de ses mol­lets. Lucien avait beau
lut­ter, le chat s’accrochait à ses chevilles. Cette sit­u­a­tion inat­ten­due fit retourn­er subite­ment
l’homme à l’époque de ses sept ans lorsque, col­lé con­tre la poitrine de sa géni­trice, il sen­tait la peur
l’envahir. Il revit sa mère recro­quevil­lée dans un coin de la mai­son, les mains posées
affectueuse­ment sur sa tête d’enfant, comme si cela était suff­isant pour le pro­téger. Le cœur ser­ré, il
s’empressa d’aller ouvrir la porte d’entrée de sa mai­son. Il voulait échap­per à ce chat qui main­tenant
le suiv­ait.
« Stop ! Tu ne ren­tres pas ! Je ne veux pas de toi ; tu entends ? je ne peux pas. Reste là, je te
dis. »
Le chat tour­na sa tête bizarrement dans un air de sup­pli­ca­tion. Lucien ressen­tit un vent de cul­pa­bil­ité
le tra­vers­er de bas en haut.
« D’accord, d’accord. Je vais te don­ner à manger mais après tu ren­tres chez toi. D’accord ?

  • Miaou… 
  • Com­prends un peu ! Tu serais mal­heureux ici. D’abord, je ne suis jamais là. Si, si… Tou­jours
    en vadrouille. Et puis, J’ai déjà du mal à pren­dre soin de moi alors je pein­erai à m’occuper de
    toi. Ce n’est pas de ma faute ! Je suis comme ça. Je ne sais pas. »
    La son­ner­ie de son télé­phone stop­pa son mono­logue. C’était Lilas. Il regar­da l’écran une frac­tion de
    sec­onde, ser­ra l’objet, hési­ta puis le remit dans sa poche. Elle avait sûre­ment omis de lui par­ler d’un
    détail con­cer­nant l’organisation du lende­main soir où elle le présen­terait offi­cielle­ment à ses par­ents.
    Lucien était arrivé à se sous­traire de son envahisseur et s’apprêtait à vers­er du lait sur du pain
    lorsque son portable vibra. L’écran affichait un mes­sage :
    « N’oublie pas ! Déje­uner à 13 heures au Petit Créole puis on se rejoint dans l’angle de la rue
    de l’Alliance et de la rue de la Divi­sion à dix-neuf heures. Et surtout, pas d’heures sup­plé­men­taires. Je
    t’aime. Lilas. »
    D’un geste abrupt, il pous­sa le mobile puis appuya ses deux coudes sur le plan de tra­vail avant de
    pren­dre sa tête entre ses deux mains.
    « Bon sang. Qu’ai-je-fait ? »
    Il frot­ta alors sa chevelure épaisse jusqu’à se faire mal. Le chat miaulait de plus en plus fort. Ses cris
    étaient telle­ment oppres­sants qu’il se boucha les oreilles tout en refer­mant ses paupières crispées. A

ce moment, l’image de son père l’attrapant et le jetant dans la pièce dédiée aux puni­tions, lui revint
en mémoire. A cette époque, gémir était vain ; s’époumoner ne ser­vait à rien. Les heures pou­vaient
s’écouler que son mal-être n’arrivait pas à attein­dre la sen­si­bil­ité de son bour­reau. Par con­tre,
der­rière le mur de ses lamen­ta­tions, il pou­vait décel­er les bruits sourds de douleur de sa mère qui
avait ten­té de le délivr­er. Lucien ne com­pre­nait pas ce qui se pas­sait : son cerveau flam­bait ; son
passé remon­tait subite­ment à la sur­face. Son humeur mécon­naiss­able lui fit jeter vio­lem­ment le petit
plat dans lequel se trou­vait le repas de l’invité sur­prise. Des bouts de verre jon­chaient à présent le sol
de la cui­sine ; Lucien pleu­rait et essuya le lait qui avait giclé hors du récip­i­ent.
« Quel idiot ! Tout ça pour rien. Allons, res­sai­sis-toi ! Laisse le passé là où il est ! »
Il prit le bal­ai et la ser­pil­lère pour net­toy­er ses frasques avant de renou­vel­er les gestes d’avant sa
saute d’humeur. La gamelle à la main, il regar­da au tra­vers de la vit­re de son hall d’entrée avant
d’ouvrir la porte. Le claque-faim avait élu domi­cile sur le pail­las­son et ne ces­sait de chanter sa
détresse. C’était une sit­u­a­tion à devenir fou. Le maître des lieux posa la coupelle. Le chat se pré­cipi­ta.
Lucien revit soudain l’assiette de soupe rem­plie de pain à laque­lle il avait droit après chaque
puni­tion. Cette réminis­cence déclen­cha un retour aux sources de ses émo­tions d’enfant.
L’humiliation avait été son pain quo­ti­di­en ; la cul­pa­bil­ité son hostie heb­do­madaire. Une immense
tristesse venait rem­plir le vide de sa grande car­casse d’adulte, impuis­sant à éradi­quer son his­toire. Il
n’avait été que le bouc émis­saire d’un père tyran­nique, per­du dans les méan­dres de sa mal­adie
men­tale. Et sa pau­vre mère ? Qui aurait-pu lui dire com­ment était l’homme qu’elle avait croisé un
beau jour sur le sen­tier de sa jeunesse ? Lucien avait à présent le fond des yeux rav­agés par le
cha­grin. Le voile était levé : ses démons intérieurs mon­traient à nou­veau le bout de leur nez. Il se
sen­tait inca­pable de vivre à deux. Le sang de son père coulait mal­heureuse­ment dans ses veines. Il
était trop tard pour chang­er la donne. Com­ment pou­vait-il se faire con­fi­ance ? Il était mar­qué au fer
rouge par la géné­tique. Saurait-il nav­iguer dans le tour­bil­lon de ses névros­es pour pren­dre la bonne
part du dia­ble qui avait été présente dans la mai­son de son enfance, ou bien plongerait-il dans la
même psy­chose aiguë que celle de son père aujourd’hui interné ? Lucien fai­sait à présent les cent pas
dans le salon. Il pas­sait nerveuse­ment et à divers­es repris­es ses mains dans ses cheveux comme si
cela pou­vait le soulager. Mais il n’en était rien. Il ne pou­vait pas aller se couch­er et cela fai­sait des
semaines qu’il ne pou­vait plus dormir. Il piéti­nait le sol au rythme cadencé des aigu­illes de l’horloge.
Les sec­on­des couraient sur le cad­ran, les min­utes s’égrenaient et son mal de tête gran­dis­sait. Le bruit
des coups de griffes du chat grat­tant la porte revint en boomerang à ses oreilles. C’était la goutte qui
fit débor­der le vase. Il se boucha les con­duits audi­tifs et eut un cri de dés­espoir. Mal­gré l’intensité de
son hurlement, il ne parvint pas à extir­p­er son mal-être de ses entrailles. Sa ten­ta­tive fut alors inutile.
Tout restait figé dans sa tête, sa gorge et son abdomen. Il avait mal. Son apparence physique ne
reflé­tait en rien l’état de son être intérieur, véri­ta­ble champ de bataille. Sa charge men­tale était telle
qu’il déver­sa sa ten­sion nerveuse sur le chat. La tête col­lée à la vit­re de sa porte d’entrée, l’homme
frag­ile s’époumona encore et encore :
«Va‑t’en ! Je te le répète, je ne veux pas de toi. Je ne suis pas le maître qu’il te faut. Tu ne sais
vrai­ment pas où tu mets les pieds. Décidé­ment, com­ment dois-je te le dire ? Va‑t’en ! Je te déteste.
Tu entends ? Je te déteste.»
Le chat, plein d’aplomb, le fix­ait, stoïque. Il était bien décidé à rester.
« Tu veux me faire fléchir, hein ? Mais, tu ne com­prends décidé­ment rien. Com­ment je dois
te le dire ? je suis mau­vais. Tu es mal tombé ! Je suis le débris d’un vase brisé. »

Au même instant, la lumière de son mobile s’activa. Son regard se détour­na de l’animal. Il retour­na
dans la cui­sine où il se mit à ouvrir tous les tiroirs.
« Où sont-ils ? Bon sang. Il faut que je dorme. Je dois absol­u­ment dormir. Où sont mes
com­primés ? Je n’en peux plus ! Ça ne va plus. J’ai besoin d’un cachet. Non ! Je les ai mis où ?
Merde !»
Lucien tran­spi­rait. Le chat per­sis­tait dans son envie de ren­tr­er et il s’acharnait sur la porte d’entrée.
Son miaule­ment entê­tant et per­sis­tant avait repris. Lucien trem­blait. Le chat eut gain de cause.
« Je te préviens, je ne suis pas du tout bien. Je ne sais pas ce que je pour­rais te faire. Alors,
reste tran­quille ! »
Mal­gré l’humeur des plus agres­sives de l’homme, le chat se mit à sautiller de con­tente­ment autour
de lui.
« Stop ! Arrête ! Tu veux vrai­ment que je te vire de la mai­son ? Arrête ! Tu m’énerves
telle­ment. Bon ! Il va fal­loir que je te donne un prénom. Je n’ai aucune idée. Tu viens de nulle part.
Tu fais intru­sion dans ma vie et voilà… C’est moi qui suis embêté. Petit intrus. Je n’ai jamais voulu
d’animaux. Je vais t’appeler « Petit indésir­able ». Mon père ne voulait pas de moi non plus, d’ailleurs.
Et ma mère… Ah, ma mère… J’étais son petit acci­dent. »
Lucien alla récupér­er une boîte en car­ton, une vieille cou­ver­ture et instal­la, pour son nou­veau
com­père, un lit de for­tune près de la chem­inée. Petit indésir­able ne se fit pas prier. Il était déjà
allongé quand son étrange maître déci­da d’allumer un feu. Lucien s’avança près de la réserve de bois,
prit deux bûch­es, du papi­er jour­nal et plaça le tout dans le foy­er qui n’attendait plus que le
craque­ment de l’allumette. La chaleur com­mençait à se répan­dre dans la pièce quand Lucien aperçut
le tube mar­ron-orangé qu’il avait recher­ché fébrile­ment dans la cui­sine. Un léger ric­tus apparut sur
son vis­age aux traits tirés. Il s’avança près de la table cof­fre en sapin et métal noir située à côté de
son canapé. Il se pen­cha légère­ment pour saisir le cylin­dre en plas­tique, l’ouvrit et en prél­e­va un
cachet. Par chance, sa bouteille d’eau était juste à côté. Il en dévis­sa le bou­chon et avala le
médica­ment, puis se lais­sa choir dans le canapé. Le chat, enroulé sur lui-même, sem­blait dormir
pro­fondé­ment. Avachi au fond de son canapé, Lucien obser­vait les flammes gran­dis­santes qui lui
ren­voy­aient une belle lumière. Hyp­no­tisé par ce spec­ta­cle, il ne pou­vait plus détach­er ses yeux de ce
foy­er de chaleur jusqu’à ce que les formes de son vis­age vin­rent se réfléchir sur la vit­re de l’insert.
Décon­te­nancé, il détour­na sa tête de ce miroir de for­tune. Le chat ne dor­mait plus. Il était dans
l’expectative de ce je ne sais quoi d’indéfinissable : un geste, un mot, un mou­ve­ment, quelque
chose…
« Quoi ! Toi aus­si tu as vu ? Ne me regarde pas, s’il-te-plaît. Je suis laid. »
Le temps s’était écoulé, les années s’étaient enchaînées mais Lucien ne voy­ait tou­jours pas un ami
dans le retour visuel de son apparence. Il était, à sa grande décep­tion, le por­trait de son père. Il avait
été trahi par la géné­tique. Frag­ilisé par cette vision, son trou­ble gran­dis­sait. Il ressen­tait la présence
de son père dans la pièce. Le reflet des yeux de Lucien s’effaça pro­gres­sive­ment pour finale­ment
laiss­er place à la couleur claire des iris imbibés d’eau de sa mère, implo­rant de l’aide. Le goût amer
de l’angoisse et de la cul­pa­bil­ité mon­ta à sa bouche et l’empêcha d’inspirer cor­recte­ment. Sa main
s’agita et coupa l’air à de mul­ti­ples repris­es pen­sant que cela pour­rait exor­cis­er les relents du passé.
Il per­sista dans sa gestuelle jusqu’à aban­don­ner et porter la pli­ure de l’intérieur de son coude devant
son vis­age. Devenir momen­tané­ment aveu­gle empêcherait sans doute le défile­ment des images.
Mal­heureuse­ment, les sou­venirs étaient plus forts et l’esprit dans un état d’éveil insa­tiable. Tout se

bous­cu­lait et s’entrechoquait dans sa tête jusqu’à per­dre pied avec la réal­ité. Il se lais­sa choir sur le
coussin placé dans le recoin du canapé. Le chat était main­tenant assis sur l’accoudoir.
« Non, s’il-te-plaît, pars ! Je ne suis pas d’humeur. Je ne suis pas quelqu’un de bien. Je suis un
mon­stre. Je l’ai lais­sé baign­er dans son sang. Je n’ai rien fait pour la sec­ourir. Elle était là, parterre, et
je n’ai rien fait. »
Le chat approcha sa pat­te de velours pour lui caress­er le front mais sa ten­ta­tive fut
infructueuse.
« Eloigne-toi ! Je ne mérite pas ta com­pas­sion. Je n’ai été qu’un mis­érable lâche. Mon père était
devenu fou. Je me suis caché au lieu d’arrêter ses poings. Cela fait de moi son com­plice. Crois-
moi, ne reste pas ! Je suis comme lui. Je suis fichu. Il faudrait renou­vel­er ma sève infec­tée comme
on change l’eau des fleurs. Et, je ne sais même pas si cela suf­fi­rait. Je suis malade. Je pour­rais te
faire du mal. Regarde ! Là, ma mère. Elle est morte. A cause de moi. »
La son­ner­ie du télé­phone vint inter­rompre son solil­oque. Le chat ten­ta de se blot­tir dans les bras
du repen­tant mais Lucien le repous­sa à nou­veau. Il n’acceptait pas d’être con­solé. L’homme
souf­frant se redres­sa.
« J’ai besoin d’une gélule. »
Lucien ten­dit sa main pour attrap­er le tube de médica­ments encore ouvert mais Petit Indésir­able
l’en empêcha. Il avait don­né un vio­lent coup de pattes de sorte que les com­primés étaient tous
tombés et s’étaient dis­per­sés sur le béton ciré.
« Mais qu’as-tu fait ? Tu ne vas pas bien, non ? Allez, cette fois c’en est trop. Dehors ! »
Le télé­phone se remit à son­ner alors même que le désaxé courait encore après l’animal pour
l’attraper.
« Ah, putain, ce télé­phone. Et toi, tu ne vas pas t’en tir­er comme ça. Allez, hop ! Je t’ai… »
Le pau­vre chat fit un vol plané dans le jardin. Les miaule­ments reprirent aus­sitôt. Le télé­phone
son­nait inlass­able­ment ; Lucien alla chercher du coton pour se bouch­er les oreilles. Il avait chaud, il
avait soif, il tira le col de son pull et s’agenouilla pour ramass­er les gélules éparpil­lées. Il en avala
plusieurs de façon com­pul­sive et remit le reste dans le fla­con. Il ges­tic­u­lait sans con­trôle puis s’arrêta
d’un coup : il se sen­tit mal. L’homme drogué trou­va encore le courage de s’allonger en posi­tion de
fœtus.
« Ça va aller mieux. Oui, beau­coup mieux. C’est ça. J’avais oublié de les pren­dre. »
Ses paupières étaient de plus en plus lour­des. Un pro­fond silence suc­cé­da au départ de Lucien vers le
monde des songes.
Der­rière les murs du salon, la lune glis­sait tran­quille­ment à la ren­con­tre de l’aube dont la lumière
nais­sante irra­di­ait toutes ses beautés jusqu’à tir­er sa révérence devant la puis­sance du ray­on­nement
solaire.
Le soleil était au plus haut lorsque le bruit d’une clef dans la ser­rure réson­na dans le hall
d’entrée. Une sil­hou­ette se dessi­na dans la pénom­bre et une voix reten­tit. Lilas appuya sur
l’interrupteur. L’air stressé et angois­sé, elle mon­ta l’escalier sans réfléchir.
« Lucien ? C’est moi. Tu es là ? »

Lilas entendait seule­ment le bruit de ses pas sur le planch­er.
« Lucien ? Ce n’est pas vrai, où es-tu ? »
Lilas ouvrait les portes les unes après les autres sans suc­cès. Tou­jours sans réponse de son amant,
elle dévala la cage d’escalier et se dirigea dans le salon. Les volets étaient clos. Elle alluma la lumière,
tour­na la tête et res­ta médusée par la scène qui l’attendait. La tête de Lucien joux­tait du vomi. Il était
comme mort.
« Lucien, Lucien ! Oh non, pas ça, mon Dieu. Qu’est-ce-que t’as fait ? Lucien, réponds, je t’en prie ! »
Lilas le sec­oua mais le jeune homme ne réagis­sait pas. Prise de panique, elle hurla le prénom de celui
qui devait partager sa vie.
« Lucien, répé­ta-t-elle exces­sive­ment fort. Réveille-toi ! »
Elle vit le tube de médica­ments sur le sol. Elle s’empressa de le ramass­er.
« Du GHB ? Bor­del, Lucien. Qu’est-ce qui t’as pris ? »
Plusieurs gélules étaient au sol.
« Com­bi­en en as-tu pris ? Bon sang, c’est un cauchemar Lucien. »
Elle saisit le poignet de son amoureux.
« Tu es vivant ! Tu es vivant ! Vite ! »
Elle l’agrippa énergique­ment.
« Allez, ouvre-les yeux ! Bouge quelque chose ! Fais-moi un signe s’il-te-plaît. »
Lilas lui tapota le vis­age avec déter­mi­na­tion :
« Que… oi … ?

  • Lucien, tu m’entends ? C’est moi, Lilas.
  • Mmmm…
  • Lucien…
  • Mmmm…
  • Je t’en prie mon amour, fais un effort. »
    Tel un ressort, Lilas se redres­sa et cou­rut en direc­tion de la cui­sine. Elle ouvrit abrupte­ment le
    casseroli­er avant de pren­dre un gros récip­i­ent et de le rem­plir d’eau. Elle lui pas­sa le liq­uide frais sur
    la fig­ure. 
    « Aouh… Qu…qu’est-ce ? »
    L’état affec­tif de la jeune femme était en miette mais, en bonne infir­mière, elle se reprit pour
    agir avec effi­cac­ité.
    « Allez, reprends-toi ! Tu dois marcher. Tu as vomi. Ça t’a sauvé. Essaye de te redress­er.
  • Je, je ne peux pas.
  • Ah si, tu peux ! Allez, attrape-ma main. Tiens-toi bien à moi ! Oui… C’est ça. Main­tenant, on
    va à la voiture. »
    Lucien se traî­nait. Lilas était rouge d’efforts.
  • Où, où est… Où est…
  • Où est quoi ?
  • Petit Indésir­able…
  • Com­ment ? Je ne com­prends rien.
  • Mais si… Le chat.
  • Quel chat ?
  • Dehors.
  • Dehors ?
  • Il n’y a pas de chat.
  • Ah !
  • Oui. »
    Appuyé con­tre celle qu’il aimait, Lucien mar­cha pénible­ment jusqu’à la voiture. Lilas avait réus­si un
    tour de force. Elle était arrivée à temps. A présent assis du côté pas­sager, le malade était dans un
    état de faib­lesse extrême. Il puait le vomi mais il res­pi­rait : ses yeux étaient ouverts, il entendait le
    moteur ron­fler et il sen­tait le par­fum de Lilas. La jeune femme accéléra quand Lucien s’exclama :
    « Lilas, Lilas, atten­tion ! »
    La con­duc­trice pila.
  • Quoi ? »
    « Mon chat.
    -Mais quel chat Lucien ?
    Là, devant la voiture. Il… Il … Il a sauté du muret au moment… Oui, au moment où tu
    pas­sais. »
    La jeune femme inquiète sor­tit du véhicule pour chercher l’animal. Elle s’accroupit pour mieux voir
    mais le chat restait introu­vable.
    « Il n’y a rien.
  • Ce n’est pas pos­si­ble. Je l’ai vu.
  • Je te dis qu’il n’y a rien.
  • Aide-moi à sor­tir, s’il-te-plaît.
  • D’accord ! D’accord ! »
    Lucien regar­da à son tour sous la voiture.
    « Il est là !
  • Où ?
  • Là. »
    Stupé­faite, Lilas regar­dait Lucien l’air hébété.
    « Lucien…
  • Regarde ! Il est blessé à la pat­te. Oh, tu as eu de la chance… Viens dans mes bras, mon petit.
    Attends, je m’approche. Voilà ! Tu es bien ? Regarde Lilas, il est beau, hein ? Tu veux le
    pren­dre dans tes bras ? »

Les yeux écar­quil­lés et pleins de larmes, Lilas obser­vait les bras vides de Lucien. Elle ne savait que
répon­dre.
« Euh…

  • Eh bien, prends-le ! »
    La gorge com­plète­ment asséchée, Lilas eut un instant de silence pour se don­ner le temps de saliv­er à
    nou­veau.
    « Euh, non Lucien. Il vaut mieux que tu le gardes dans tes bras et que je t’aide à te relever.
  • Ah, si tu veux. Tu n’aimes pas les chats ?
  • Eh bien, ce n’est pas ça… Non, c’est que nous devons y aller. Il est blessé, hein ? »
    Lilas, inter­dite, démar­ra et repris la route.
    « Lilas, il ron­ronne. »
    La jeune femme pres­sa la pédale d’accélération jusqu’à touch­er le planch­er. Lucien cares­sait du vent.
    Elle se retint d’éclater en san­glots.
    « Où nous emmènes-tu ? Chez tes par­ents ? Parce que…
  • Non, mon amour. Non. Pas chez mes par­ents, dit-elle en lui coupant gen­ti­ment la parole. »
    Lilas était au cœur d’un mau­vais scé­nario. Elle devait faire face à la sit­u­a­tion. Son bon­heur avec cet
    homme n’aurait été qu’une par­en­thèse sur la frise du temps. Elle n’avait rien remar­qué. Sa bulle
    d’amour venait d’exploser en mille éclats. Elle était sous le choc. Son monde s’écroulait. Elle roulait
    aus­si vite que les lim­i­ta­tions de vitesse le lui per­me­t­taient. Elle l’aimait tant…
    « Lilas ? »
    Elle tour­na la tête dans la direc­tion de son bien-aimé et lui adres­sa un léger sourire.
    « Ne t’inquiète pas mon chéri. Ne t’inquiète pas. Nous allons juste là où ton chat pour­ra être
    soigné. Tu ver­ras… Tout se passera bien. »
    La voiture rouge sang de Lilas par­cou­rut très rapi­de­ment les quelques kilo­mètres qui la séparait des
    urgences psy­chi­a­triques. Devant l’hôpital et entourée de l’équipe soignante, Lilas suiv­ait Lucien qui
    cares­sait tou­jours son Petit Indésir­able imag­i­naire.

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