La brève histoire des émotions : Chapitre 1, L’Effroi

Un cri perçant suivi d’un bruit sourd et vio­lent vint fendre le silence hiver­nal de ce quarti­er bien tran­quille. Une tête apparut à l’une des fenêtres de l’immeuble. Le vis­age d’une femme brune se liqué­fia de ter­reur. Statu­fiée en une frac­tion de sec­onde par une vision d’horreur, le souf­fle court mais puis­sant, elle libéra soudain un hurlement à réveiller les morts. Sans réfléchir, elle dévala la cage d’escalier, tout en écras­ant crescen­do ses poings sur les portes qu’elle ne dif­féren­ci­ait plus. Elle frap­pait fort, s’égosillait, appelait à l’aide. Per­cus­sion­niste de l’effroi, elle fai­sait réson­ner la musique de sa stu­peur pour que quelqu’un lui vienne en aide :

  • Je vous en sup­plie. Ouvrez ! A l’aide. Appelez les pom­piers.
    Per­son­ne ne répondait.
  • J’chuis seule dans c’putain d’immeuble ? s’écriait-elle presque aux larmes.
    Elle s’époumonait, hale­tait, vocif­érait. Enfin une porte s’ouvrit :
  • Mon­sieur, mon­sieur, j’vous en prie. Aidez-moi ! Il faut appel­er les urgences !
    L’homme obser­va sa détresse d’un air hagard : sa voi­sine pleu­rait à présent devant lui ; des gouttes de sueurs dégouli­naient de son front.
  • S’il-vous-plaît…, san­glotait-elle. Quelqu’un est tombé, con­tin­ua-t-elle après avoir repris son souf­fle. Vite, vite, vite ! s’étouffait-elle en énonçant ces dernières paroles.
    L’homme, pris au dépourvu, com­prit enfin que quelque chose de grave venait de se pass­er. Son corps se mit à se mou­voir de manière désor­don­née. Affolé, il alla de droite et de gauche jusqu’à repren­dre le dessus et enfin se pré­cip­iter vers son télé­phone. Louisa ache­va sa course effrénée en sautant deux par deux les dernières march­es qui la séparaient de la porte du hall d’entrée alors que le vieil homme avait déjà com­posé le numéro des urgences. Dehors, elle se dirigea d’un pas alerte et déter­miné vers le corps inerte.
  • Oh mon Dieu, mon Dieu ! Non, non, non … Mais qu’est-ce… Qu’est-ce qui s’est passé ?
    La mère de famille s’arrêta brusque­ment : du sang se répandait à l’arrière du crâne en direc­tion de ses pieds. Dans un soubre­saut, elle enser­ra douce­ment le poignet de cette âme si jeune en espérant ressen­tir les bat­te­ments de son pouls. Louisa atten­dit mais ne sen­tait rien. Son sang se glaça. Sa bouche s’assécha. Des larmes con­tin­u­aient à gliss­er le long de ses pom­mettes : elles restaient en sus­pen­sion sous son men­ton avant de tomber, d’un coup, sur le tis­su de son pan­talon. Accroupie près du corps, cette mère de famille s’était rap­prochée lente­ment du vis­age de l’accidentée. Elle sen­tit alors une légère brise de vie et nota même un insignifi­ant mou­ve­ment de la poitrine.
  • Elle respire. Oui ! Elle vit encore…
    Louisa ne s’aventura pas à la bouger. Après une telle chute ce serait sans doute fatal. Inquiète et dans l’attente des sec­ours, elle renou­vela l’écoute de la res­pi­ra­tion de ce corps qui parais­sait s’éteindre peu à peu. Sa main n’avait pas relâché le poignet de la jeune femme.
  • Loli­ta, si tu m’entends, j’suis là. Louisa aus­si. Les sec­ours arrivent. Tiens bon !
    Des pas crain­tifs se firent enten­dre.
  • J’ai… Oh non… Lola ?
    Louisa, inter­pel­lée, se retour­na pour savoir qui était arrivé der­rière elle.
  • Vous la con­nais­sez ?
  • Oui. Elle est pre­mière vio­loniste à l’orchestre Phil­har­monique de Paris. C’est, c’est cette chère Lola.
    L’homme et Louisa se regardèrent, l’air ahuri.
  • Je… Je n’savais pas. Je… C’est… Hor­ri­ble, rétorqua Louisa. Et vous ? Qui êtes-vous ?
  • Ben vous avez tapé à ma porte, non ? Je suis Tonio.
  • Oui, par­don…
  • Non, ne vous excusez pas. J’l’ai dépan­née un jour. Sa porte avait claqué. Elle ne pou­vait plus ren­tr­er chez elle. Elle habite au troisième étage.
    Cet ancien ser­ruri­er pas­sa nerveuse­ment sa pomme de main dans ses cheveux sou­ples et en bataille. Son regard noir s’obscurcissait au fur et à mesure que les sec­on­des s’égrenaient.
  • Par­lez-lui, s’il-vous-plaît !, deman­da Louisa au vieil homme.
  • Lola ? Lola, c’est Tonio. Tiens le coup, jolie Lola. Ils seront bien­tôt là. Tu vas voir. Tout va bien se pass­er.
    Sa voix trem­blait. Son souf­fle était court. Il essayait de résis­ter au resser­re­ment de sa gorge mais en vain.
  • Je crois qu’elle ne respire plus, s’exclama Louisa.
    Au même moment, le son de la sirène des pom­piers pre­nait pos­ses­sion de toute l’atmosphère. L’équipe d’urgentiste arri­va au pas de course. Un agglu­tine­ment de per­son­nes s’était for­mé autour du corps.
  • Poussez-vous ! Libérez l’espace !
    Pen­dant que les sec­ouristes instal­laient tout le matériel de survie, Louisa et Tonio furent inter­rogés.
  • C’est vous qui avez appelé ?
  • Oui
  • Que s’est-il passé ?
  • Je n’sais pas. C’est elle qui m’a alerté.
    Le pom­pi­er fixa Louisa et l’interrogea du regard.
  • Elle est tombée de son bal­con.
  • Du bal­con ? Quel étage ?
  • Troisième.
  • Vous l’avez réelle­ment vue chuter ?
  • Oui, enfin non.
  • Oui ou non ?
  • J’étais dans ma cui­sine quand j’ai enten­du un cri. Dans l’même temps et du coin de l’œil, j’ai vague­ment vu pass­er une masse.
  • Vous avez vu quelqu’un d’autre ?
  • Non, non, per­son­ne. J’ai juste dévalé les escaliers et demandé de l’aide. J’n’ai pas fait atten­tion à autre chose.
  • Et vous ?
  • Non, rien d’autre.
  • Ok.
  • La famille ?
  • On n’sait pas…
  • Son nom ?
  • Lola Estrel­la.
    Un des urgen­tistes inter­rompit la dis­cus­sion en inter­pelant son col­lègue.
  • Franck !
    Le sec­ouriste se retour­na.
  • On a plus l’temps. Faut décoller !
    L’urgentiste rec­u­la et se mit à courir vers le camion. Tonio et Louisa avaient eu à peine le temps d’entendre le claque­ment des portes du véhicule quand ils réal­isèrent que le bruit entê­tant du chant de la sirène s’était déjà éva­poré dans les airs.
    Les voisins étaient tou­jours là, désem­parés, impuis­sants et encore sous le choc, obser­vant l’emplacement où le corps s’était écrasé. Les gorges ser­rées et les regards à la fois pleins de tristesse et de com­pas­sion, ils se détournèrent peu à peu du lieu du drame, tout en s’interrogeant. Allait-elle mourir ? S’en sor­ti­rait-elle ? Qu’avait-il pu se pass­er ? Seul le temps le dirait. Un homme au vis­age car­ré et au corps ath­lé­tique hési­ta à se rap­procher de la flaque de sang. Son regard perçant était figé, comme hyp­no­tisé. Il lui fal­lut quelques sec­on­des de plus pour se décider à par­tir. La police arri­va peu de temps après le départ des pom­piers. Deux agents gradés inter­rogèrent Louisa et Tonio pen­dant que l’équipe sci­en­tifique exam­i­nait l’appartement. Elle y res­ta un long moment à rechercher des indices avant de le met­tre sous scel­lés.

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