La brève histoire des émotions : Chapitre IV, L’euphorie

  • Wahou… Liv­er­pool. J’arrive !

Ioan, emporté par la gris­erie de Lola, riait à gorge déployée. Lola était surex­citée. Elle cri­ait son bon­heur à tue-tête. Le corps à moitié sor­ti du toit ouvrant et les bras grands ouverts, elle embras­sait l’air. Il fai­sait beau.

  • Mag­nifique ! A moi la balade dans le roy­aume des Bea­t­les.

Ioan roulait à vive allure. Les effets de la vitesse accen­tu­aient la force du vent reçu en pleine face par la belle fan­tai­siste. Ses longs cheveux noirs dan­saient der­rière elle. Elle débor­dait d’énergie. Sa bonne humeur était si con­tagieuse que Ioan s’aligna à la fougue de sa belle alliée.

  • Et tu n’as encore rien vu ! s’exclama Ioan.
  • Com­ment ça ?

Il appuya un peu plus sur la pédale d’accélération. Dans une ébou­rif­fante dés­in­vol­ture, Lola se lais­sa choir sur son siège pas­sager. Ioan, rem­pli d’une allé­gresse peu con­ven­tion­nelle, la dévo­rait des yeux. Elle était ren­ver­sante de fraîcheur. Son quo­ti­di­en monot­o­ne lui avait fait per­dre de vue l’essentiel, rester con­nec­té à cette divine béat­i­tude que le cos­mos nous offre. Il jubi­lait de la voir ain­si.

  • Alors beau mec ? Dis-moi tout !

Ioan, flat­té, eut une expres­sion mali­cieuse.

  • Sur­prise ! lui rétorqua-t-il en lui envoy­ant un regard de braise.
  • Allez, allez… S’il-te-plaît. Je vais rester sage mais dis-moi tout, insista-t-elle en faisant une mou d’enfant.

Elle était irré­sistible, mais il gar­da le secret.

  • Non, non, non, non, non… Tu ne m’auras pas ! Je te con­nais trop bien.
  • Tu es sûr ? Il n’y a rien à faire ? Même pas un petit indice ?
  • Non.
  • Oh, t’es dur !

Lola sor­tit une sucette de sa poche et remit sa cape­line rouge en minau­dant.

  • Stop, Lola.
  • T’en veux une ? J’en ai aus­si à la fram­boise.
  • Ahlalalala ! T’es vrai­ment pas pos­si­ble.
  • Je sais, répon­dit-elle avec un air boudeur d’enfant gâté.

Ioan était transper­cé de sen­ti­ments intens­es. Lola était radieuse dans son ensem­ble de cuir noir affriolant et sophis­tiqué à la fois. Les grands yeux perçants de la vio­loniste le criblaient de désirs insen­sés. Que lui arrivait-il ? Son mariage était dans deux jours… Et il avait un enfant ! Lola lui fit un ten­dre bais­er sur sa joue rasée de près. Le dia­ble inci­tait Ioan à l’embrasser avec ardeur. Mais non ! Leur his­toire apparte­nait au passé depuis bien longtemps. Ils étaient amis.

  • Tu n’as pas changé. Tou­jours aus­si raisonnable mon ten­dre chéri.
  • Quoi ? Tu n’as que ça à me dire ?
  • Oui, souria-t-elle en glous­sant.
  • Alors, là… Tu me cherch­es, rétorqua-t-il l’air joueur.

Le véhicule à l’arrêt, il se mit à l’attaquer à coup de cha­touilles.

  • Aha­hah… Non ! Aha­hah… C’est vert ! Stop … S’te-plaît… Ahah. Stop ! hurla-t-elle en émet­tant des rires stri­dents.

Ioan se res­saisit de cet inter­mède agité et redé­mar­ra. Les paysages défilèrent encore un peu.

  • On y est !
  • Où ?
  • Au fer­ry.
  • Non !
  • Si. Je t’ai con­coc­té une petite journée dont tu te sou­vien­dras.
  • Oh, je savais. Rien n’a changé. T’es un amour…
  • Allez, le bateau est déjà là. Tiens, ton bil­let.
  • Cool ! J’adore.

Les deux com­pères prirent le fer­ry à Pier Head pour cinquante min­utes de nav­i­ga­tion sur la riv­ière Mersey. Lola planait, ivre d’émotions immod­érées. Les écou­teurs vis­sés aux oreilles, elle deve­nait riche de nou­velles con­nais­sances. La voix expli­quait l’Histoire de Liv­er­pool et com­plé­tait les infor­ma­tions qui lui man­quaient sur l’insolite passé musi­cal de cette ville mar­quée par les célèbres Bea­t­les. Elle se sen­tait libre et bénie des Dieux. Entre ciel, terre et eau, elle perce­vait l’immensité de l’horizon. Elle admi­rait le front de mer et, ses som­bres prunelles étince­lantes pho­tographi­aient des images inédites qui resteraient à jamais gravées dans sa mémoire. La per­cep­tion de la beauté des lieux était sans nul doute idéal­isée par le partage qu’elle en avait avec Ioan. Le fer­ry pas­sa le com­plexe por­tu­aire qui, à sa con­cep­tion, avait été con­sid­éré comme une œuvre d’art de l’architecture por­tu­aire. Le « Roy­al Albert’s Docks » était devenu un haut lieu touris­tique en regroupant un très grand nom­bre de bâti­ments classés. Plus loin, les « Three Graces », quant à elles, sub­limées par la douceur du temps, irra­di­aient une mag­nif­i­cence hors norme. Le dôme en cuiv­re du « Roy­al liv­er Build­ing » reflé­tait la puis­sante lumière du soleil sous laque­lle s’érigeaient les deux « liv­er birds ». Cet Oiseau mythique, mi-aigle mi-cor­moran, appor­tait l’ultime touche artis­tique à ce bâti­ment ancien con­sid­éré comme le plus haut d’Europe. Son cad­ran d’horloge sur­pas­sait celui de « Big Ben » et la ren­voy­ait à l’horloge astronomique médié­vale de Prague où elle s’était retrou­vée, pour la dernière fois, main dans la main avec Ioan. Lola était sous le charme.

L’homme d’honneur s’approcha un peu plus de son amie et l’étreignit.

  • Tu m’as man­qué !
  • Toi aus­si…

Silen­cieux, les cœurs bat­tants à l’unisson, ils restèrent debout sur la proue du fer­ry qua­si­ment vide, s’interdisant toute nou­velle romance. Cette époque était révolue. Ils se lais­sèrent bercer par la pléni­tude des forces de la nature jusqu’au retour sur les quais. Ils en descendirent émus. L’usure du temps qui passe n’avait jamais vain­cu leur pro­fond attache­ment. Ils entamèrent la marche sur les docks lorsque Lola inter­rompit leur mutisme.

  • J’ai faim !
  • Tes désirs sont des ordres, gente demoi­selle, lui dit-il en lui faisant une révérence inat­ten­due et amu­sante.

Ils longèrent les illus­tres con­struc­tions de fonte, de briques et de pier­res qui firent la renom­mée de ces entre­pôts dont le sys­tème révo­lu­tion­naire archi­tec­tur­al était devenu le tout pre­mier com­plexe non com­bustible au monde. Pas­sant sous les arcades au bord de l’eau, ils arrivèrent dans un restau­rant à l’ambiance feu­trée et avec vue sur les cha­lu­tiers. Ils dégustèrent le tra­di­tion­nel « Fish and chips » et ter­minèrent, comme à l’habitude, avec leur fameux « café Lat­te » présen­té dans un grand verre.

  • Ah… C’était bon !
  • Oui ! L’air marin m’avait ouvert l’appétit. Il est agréable ce resto. C’est une adresse à retenir. Mais par­lons de toi main­tenant. Le grand jour est après-demain ?
  • Eh oui ! Je me sur­prends moi-même.
  • Qu’est-ce qui t’a fait chang­er d’avis ?
  • La petite.
  • Hol­ly ?
  • Oui.
  • Et Elsa ?
  • Eh bien tu la con­nais. Rien n’a changé.
  • Tou­jours aus­si jalouse ?
  • Oui. Je ne peux rien faire sans qu’elle me pose un mil­li­er de ques­tions. Je n’te dis pas com­ment j’ai dû ruser pour avoir cette journée avec toi.
  • Ioan, tu l’aimes ?

Saisi, Ioan ne répon­dit pas. Au fond de lui, il savait qu’elle avait posé la bonne ques­tion. Gêné, il bais­sa la tête. Lola posa sa main sur celle de son ex-amant.

  • Que veux-tu ! J’aime ma fille…

Lola ravala sa salive et changea d’un coup d’attitude.

  • Allez, viens ! grand nunuche. On y va ! Qu’as-tu prévu d’autre ? Aujourd’hui, c’est toi le guide pour une journée des plus folles.

Le futur mar­ié ne réagis­sait pas.

  • Eh… Oubli ! Tout va bien. Rien ne peut gâch­er notre moment, hein ?

Dans un regain d’énergie pos­i­tive il se leva.

  • T’as rai­son. A nous Liv­er­pool ! dit-il un peu trop fort.

Le garçon du bar regar­da ses deux clients puis leva son pouce.

  • Bonne journée les amoureux !

Lola et Ioan se regardèrent éton­nés.

  • Non, non… Vous vous trompez. Nous sommes juste des amis.
  • Oui, c’est ça et moi j’suis « George Clooney » ! dit le serveur avec un large sourire

En une frac­tion de sec­onde, ce char­mant tombeur avait su rétablir la bonne humeur de celui qui allait bien­tôt devenir l’emblème du sac­ri­fice. Lola joua le jeu en attra­pant la main de Ioan.

  • Au revoir et bonne journée ! dirent – ils ensem­ble.

Ioan, à nou­veau ent­hou­si­aste, embar­qua Lola pour la suite des péré­gri­na­tions.

  • On a de la chance !
  • Ah oui, pourquoi ?
  • Il ne pleut pas aujourd’hui.
  • Evidem­ment ! Tu n’sais pas que c’est moi qui ai passé com­mande ?
  • Que veux-tu dire ?
  • Eh bien, voyons…J’ai demandé au mau­vais temps de faire une pause.
  • Ah ah … Le con­traire m’eût éton­né !

Le grand tac­i­turne riait à nou­veau alors que Lola était déjà émer­veil­lée par l’apparition de la vaste cathé­drale angli­cane bâtie sur le « Saint-James Mount ». Ce sym­bole de foi et de per­sévérance lais­sait les deux êtres dans la cer­ti­tude que les prières les plus intimes pour­raient un jour se réalis­er. Plongés dans cet espace fasci­nant aux dimen­sions impres­sion­nantes et à l’architecture néo­goth­ique, les deux âmes jumelles écoutaient l’exceptionnelle qual­ité sonore de l’orgue mon­u­men­tal dévoilant l’ampleur de ses sub­til­ités musi­cales au beau milieu de l’office religieux. Lola pou­vait ressen­tir l’atmosphère unique créée par les vit­raux, véri­ta­bles livres ouverts aux ver­res col­orés exal­tant les his­toires bibliques tout en baig­nant les lieux d’une lumière vibrante de spir­i­tu­al­ité. Les sens en ébul­li­tion, ils furent quelques min­utes sous l’emprise d’une béat­i­tude dépas­sant toutes sen­sa­tions rationnelles. Les masques du sub­con­scient tombèrent. Ils s’aimaient. Ils s’aimaient au-delà de toute con­nex­ion intel­li­gi­ble.

  • C’est ici.
  • Par­don ?
  • C’est ici que le mariage aura lieu.
  • Ah !
  • Nous devri­ons par­tir.
  • Déjà ?
  • Oui. De toute façon tu vas revenir demain.
  • Eh bien c’est vrai. Suis-je bête !

Ils sor­tirent aus­si dis­crète­ment que pos­si­ble avant de s’engouffrer à nou­veau dans la voiture. Quelques min­utes plus tard, le con­duc­teur cher­chait à nou­veau une place pour se gar­er.

  • Où m’emmènes-tu cette-fois ?
  • Tu vas voir.  Descends et prends ton vio­lon, s’il-te-plaît !
  • Oui, mon cap­i­taine ! Tu vas déjà me met­tre au tra­vail ?

Ils sor­tirent du park­ing souter­rain et arrivèrent directe­ment devant le « Roy­al Liv­er­pool Phil­har­mon­ic ».

  • Co… Com­ment ? C’est ce que je pense ?
  • Oui. L’orchestre est en pleine répéti­tion.
  • Mais…
  • Chut ! Ren­trons !
  • Oh Ioan. Tu es incroy­able !
  • J’ai eu un passe-droit.
  • Ah bon ?
  • Oui, je con­nais le chef d’orchestre.
  • Non, j’y crois pas. Tu plaisantes !
  • Pas du tout. Je vais te présen­ter les per­son­nes avec qui tu vas répéter demain à la cathé­drale.
  • Je ne serai pas seule ?
  • Eh non, j’ai tout prévu. Les meilleurs seront aus­si présents à tes côtés.
  • Je suis telle­ment recon­nais­sante.
  • C’est plutôt à moi de te remerci­er d’avoir accep­té de jouer à la céré­monie nup­tiale. A mon tour de t’offrir un cadeau. Tu vas pou­voir mon­tr­er ton tal­ent à Bailee Wil­son.
  • Incroy­able ! Le grand Bailee Wil­son ? Tu m’impressionnes… Com­ment t’as fait ?
  • Tu oublies que mon méti­er m’amène à ren­con­tr­er beau­coup de monde. Sans par­ler de la renom­mée de ma galerie…
  • A ce point ?
  • Oh oui… Je suis con­nu comme le loup blanc par ici et bien plus d’ailleurs. Je suis con­stam­ment invité dans des récep­tions de la haute société. Je suis une per­son­ne très recher­chée quand il s’agit d’agrémenter des intérieurs lux­ueux. Du coup, je n’ai même plus besoin de prospecter pour trou­ver de nou­veaux artistes. Ils vien­nent naturelle­ment frap­per à ma porte et, finale­ment, il ne me reste plus qu’à faire mon choix.
  • C’est remar­quable, oh grand roi Ioan! Ah, ah,ah. T’es assuré­ment un petit cachoti­er.
  • Eh bien, tu sais tout à présent.
  • Je suis si fière de toi !
  • Il ne faut pas. L’art de ven­dre et de tiss­er des con­nex­ions sociales sont des qual­ités bien plus sim­ples que la maîtrise d’un instru­ment. Ton touch­er me tran­scende. Tu es si douée.
  • Oh ben, que répon­dre à ça… Mer­ci !
  • Tu ne joues pas de la musique, non, tu es une vir­tu­ose du vio­lon comme il y en a peu. L’agilité de tes doigts réin­vente chaque note émise et me trans­porte dans un monde par­al­lèle.
  • Ohlala Ioan… Ce sont les plus beaux com­pli­ments que l’on m’ait fait à ce jour. Encore mer­ci. Bien­tôt je ne pour­rai plus pass­er les portes !
  • Assez par­lé ! Allons écouter tes con­frères qui sont tou­jours en train de répéter. Yolan­da ne devrait plus tarder non plus.
  • Yolan­da ? Oui, la chanteuse.

Ils entrèrent dans le hall.

  • Ah, Juste­ment ! Quand on par­le du loup… Yolan­da, bon­jour ! Voici Lola.
  • Enchan­tée !
  • Bon­jour !

Lola fut touchée par l’imposante aura de cette femme plan­tureuse à la superbe chevelure qui tombait en amas de boucles sur son dos. Tous les trois se dirigèrent vers la salle de con­cert. Ils pou­vaient déjà enten­dre les instru­ments en action. Les notes, voluptueuses et légères, emplis­saient la phil­har­monie au rythme boulever­sant d’une des arias les plus poignantes de « La Pas­sion selon Saint Matthieu » de Bach. Trans­portés par la somp­tu­osité de cette inter­pré­ta­tion célébrant la com­pas­sion, le goût pour l’autre et l’abandon à la douleur, des larmes inopinées vin­rent sur­pren­dre les deux moitiés d’âme, sub­mergées et impuis­santes à con­tr­er leurs sen­ti­ments. Com­bi­en de temps allaient-ils pou­voir se leur­rer ? Com­bi­en de temps pour­raient-ils encore éviter l’inéluctable ? Com­bi­en de temps allaient-ils vivre leurs expéri­ences séparé­ment ? L’orchestre enchaî­na morceaux après morceaux jusqu’à ce que Lola puisse enfin faire la con­nais­sance de l’ensemble de la for­ma­tion musi­cale. Ceux qui l’accompagneraient lors du mariage se présen­tèrent un à un. Le chef d’orchestre, impa­tient de l’entendre, imposa sa volon­té de com­mencer l’audition. Sans tarder, Lola arma son vio­lon devant toute cette grande assem­blée. Intimidée, elle fixa la chevelure rousse flam­boy­ante de la can­ta­trice pour se don­ner une con­te­nance. Con­cen­trée avec les qua­tre autres instru­men­tistes, elle attendait le signe de départ.  Ioan, assis, n’avait dès lors d’yeux que pour Lola. Lorsque la douceur de la mélodie de « Io ti pen­so Amore » embrasa la scène, son corps se relâcha instan­ta­né­ment. Il se lais­sa bercer par la pureté des sonorités. A cet instant, il aurait pu en oubli­er ses con­vic­tions de non croy­ant et rejoin­dre les anges dans la voûte céleste.

La représen­ta­tion impromptue achevée, les deux rêveurs s’empressèrent de s’acheter des glaces. L’envie assou­vie, ils se jetèrent, comme deux enfants, dans la grande roue de Liv­er­pool d’où ils approchèrent leur par­adis en obser­vant le soleil se couch­er.

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