- Wahou… Liverpool. J’arrive !
Ioan, emporté par la griserie de Lola, riait à gorge déployée. Lola était surexcitée. Elle criait son bonheur à tue-tête. Le corps à moitié sorti du toit ouvrant et les bras grands ouverts, elle embrassait l’air. Il faisait beau.
- Magnifique ! A moi la balade dans le royaume des Beatles.
Ioan roulait à vive allure. Les effets de la vitesse accentuaient la force du vent reçu en pleine face par la belle fantaisiste. Ses longs cheveux noirs dansaient derrière elle. Elle débordait d’énergie. Sa bonne humeur était si contagieuse que Ioan s’aligna à la fougue de sa belle alliée.
- Et tu n’as encore rien vu ! s’exclama Ioan.
- Comment ça ?
Il appuya un peu plus sur la pédale d’accélération. Dans une ébouriffante désinvolture, Lola se laissa choir sur son siège passager. Ioan, rempli d’une allégresse peu conventionnelle, la dévorait des yeux. Elle était renversante de fraîcheur. Son quotidien monotone lui avait fait perdre de vue l’essentiel, rester connecté à cette divine béatitude que le cosmos nous offre. Il jubilait de la voir ainsi.
- Alors beau mec ? Dis-moi tout !
Ioan, flatté, eut une expression malicieuse.
- Surprise ! lui rétorqua-t-il en lui envoyant un regard de braise.
- Allez, allez… S’il-te-plaît. Je vais rester sage mais dis-moi tout, insista-t-elle en faisant une mou d’enfant.
Elle était irrésistible, mais il garda le secret.
- Non, non, non, non, non… Tu ne m’auras pas ! Je te connais trop bien.
- Tu es sûr ? Il n’y a rien à faire ? Même pas un petit indice ?
- Non.
- Oh, t’es dur !
Lola sortit une sucette de sa poche et remit sa capeline rouge en minaudant.
- Stop, Lola.
- T’en veux une ? J’en ai aussi à la framboise.
- Ahlalalala ! T’es vraiment pas possible.
- Je sais, répondit-elle avec un air boudeur d’enfant gâté.
Ioan était transpercé de sentiments intenses. Lola était radieuse dans son ensemble de cuir noir affriolant et sophistiqué à la fois. Les grands yeux perçants de la violoniste le criblaient de désirs insensés. Que lui arrivait-il ? Son mariage était dans deux jours… Et il avait un enfant ! Lola lui fit un tendre baiser sur sa joue rasée de près. Le diable incitait Ioan à l’embrasser avec ardeur. Mais non ! Leur histoire appartenait au passé depuis bien longtemps. Ils étaient amis.
- Tu n’as pas changé. Toujours aussi raisonnable mon tendre chéri.
- Quoi ? Tu n’as que ça à me dire ?
- Oui, souria-t-elle en gloussant.
- Alors, là… Tu me cherches, rétorqua-t-il l’air joueur.
Le véhicule à l’arrêt, il se mit à l’attaquer à coup de chatouilles.
- Ahahah… Non ! Ahahah… C’est vert ! Stop … S’te-plaît… Ahah. Stop ! hurla-t-elle en émettant des rires stridents.
Ioan se ressaisit de cet intermède agité et redémarra. Les paysages défilèrent encore un peu.
- On y est !
- Où ?
- Au ferry.
- Non !
- Si. Je t’ai concocté une petite journée dont tu te souviendras.
- Oh, je savais. Rien n’a changé. T’es un amour…
- Allez, le bateau est déjà là. Tiens, ton billet.
- Cool ! J’adore.
Les deux compères prirent le ferry à Pier Head pour cinquante minutes de navigation sur la rivière Mersey. Lola planait, ivre d’émotions immodérées. Les écouteurs vissés aux oreilles, elle devenait riche de nouvelles connaissances. La voix expliquait l’Histoire de Liverpool et complétait les informations qui lui manquaient sur l’insolite passé musical de cette ville marquée par les célèbres Beatles. Elle se sentait libre et bénie des Dieux. Entre ciel, terre et eau, elle percevait l’immensité de l’horizon. Elle admirait le front de mer et, ses sombres prunelles étincelantes photographiaient des images inédites qui resteraient à jamais gravées dans sa mémoire. La perception de la beauté des lieux était sans nul doute idéalisée par le partage qu’elle en avait avec Ioan. Le ferry passa le complexe portuaire qui, à sa conception, avait été considéré comme une œuvre d’art de l’architecture portuaire. Le « Royal Albert’s Docks » était devenu un haut lieu touristique en regroupant un très grand nombre de bâtiments classés. Plus loin, les « Three Graces », quant à elles, sublimées par la douceur du temps, irradiaient une magnificence hors norme. Le dôme en cuivre du « Royal liver Building » reflétait la puissante lumière du soleil sous laquelle s’érigeaient les deux « liver birds ». Cet Oiseau mythique, mi-aigle mi-cormoran, apportait l’ultime touche artistique à ce bâtiment ancien considéré comme le plus haut d’Europe. Son cadran d’horloge surpassait celui de « Big Ben » et la renvoyait à l’horloge astronomique médiévale de Prague où elle s’était retrouvée, pour la dernière fois, main dans la main avec Ioan. Lola était sous le charme.
L’homme d’honneur s’approcha un peu plus de son amie et l’étreignit.
- Tu m’as manqué !
- Toi aussi…
Silencieux, les cœurs battants à l’unisson, ils restèrent debout sur la proue du ferry quasiment vide, s’interdisant toute nouvelle romance. Cette époque était révolue. Ils se laissèrent bercer par la plénitude des forces de la nature jusqu’au retour sur les quais. Ils en descendirent émus. L’usure du temps qui passe n’avait jamais vaincu leur profond attachement. Ils entamèrent la marche sur les docks lorsque Lola interrompit leur mutisme.
- J’ai faim !
- Tes désirs sont des ordres, gente demoiselle, lui dit-il en lui faisant une révérence inattendue et amusante.
Ils longèrent les illustres constructions de fonte, de briques et de pierres qui firent la renommée de ces entrepôts dont le système révolutionnaire architectural était devenu le tout premier complexe non combustible au monde. Passant sous les arcades au bord de l’eau, ils arrivèrent dans un restaurant à l’ambiance feutrée et avec vue sur les chalutiers. Ils dégustèrent le traditionnel « Fish and chips » et terminèrent, comme à l’habitude, avec leur fameux « café Latte » présenté dans un grand verre.
- Ah… C’était bon !
- Oui ! L’air marin m’avait ouvert l’appétit. Il est agréable ce resto. C’est une adresse à retenir. Mais parlons de toi maintenant. Le grand jour est après-demain ?
- Eh oui ! Je me surprends moi-même.
- Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ?
- La petite.
- Holly ?
- Oui.
- Et Elsa ?
- Eh bien tu la connais. Rien n’a changé.
- Toujours aussi jalouse ?
- Oui. Je ne peux rien faire sans qu’elle me pose un millier de questions. Je n’te dis pas comment j’ai dû ruser pour avoir cette journée avec toi.
- Ioan, tu l’aimes ?
Saisi, Ioan ne répondit pas. Au fond de lui, il savait qu’elle avait posé la bonne question. Gêné, il baissa la tête. Lola posa sa main sur celle de son ex-amant.
- Que veux-tu ! J’aime ma fille…
Lola ravala sa salive et changea d’un coup d’attitude.
- Allez, viens ! grand nunuche. On y va ! Qu’as-tu prévu d’autre ? Aujourd’hui, c’est toi le guide pour une journée des plus folles.
Le futur marié ne réagissait pas.
- Eh… Oubli ! Tout va bien. Rien ne peut gâcher notre moment, hein ?
Dans un regain d’énergie positive il se leva.
- T’as raison. A nous Liverpool ! dit-il un peu trop fort.
Le garçon du bar regarda ses deux clients puis leva son pouce.
- Bonne journée les amoureux !
Lola et Ioan se regardèrent étonnés.
- Non, non… Vous vous trompez. Nous sommes juste des amis.
- Oui, c’est ça et moi j’suis « George Clooney » ! dit le serveur avec un large sourire
En une fraction de seconde, ce charmant tombeur avait su rétablir la bonne humeur de celui qui allait bientôt devenir l’emblème du sacrifice. Lola joua le jeu en attrapant la main de Ioan.
- Au revoir et bonne journée ! dirent – ils ensemble.
Ioan, à nouveau enthousiaste, embarqua Lola pour la suite des pérégrinations.
- On a de la chance !
- Ah oui, pourquoi ?
- Il ne pleut pas aujourd’hui.
- Evidemment ! Tu n’sais pas que c’est moi qui ai passé commande ?
- Que veux-tu dire ?
- Eh bien, voyons…J’ai demandé au mauvais temps de faire une pause.
- Ah ah … Le contraire m’eût étonné !
Le grand taciturne riait à nouveau alors que Lola était déjà émerveillée par l’apparition de la vaste cathédrale anglicane bâtie sur le « Saint-James Mount ». Ce symbole de foi et de persévérance laissait les deux êtres dans la certitude que les prières les plus intimes pourraient un jour se réaliser. Plongés dans cet espace fascinant aux dimensions impressionnantes et à l’architecture néogothique, les deux âmes jumelles écoutaient l’exceptionnelle qualité sonore de l’orgue monumental dévoilant l’ampleur de ses subtilités musicales au beau milieu de l’office religieux. Lola pouvait ressentir l’atmosphère unique créée par les vitraux, véritables livres ouverts aux verres colorés exaltant les histoires bibliques tout en baignant les lieux d’une lumière vibrante de spiritualité. Les sens en ébullition, ils furent quelques minutes sous l’emprise d’une béatitude dépassant toutes sensations rationnelles. Les masques du subconscient tombèrent. Ils s’aimaient. Ils s’aimaient au-delà de toute connexion intelligible.
- C’est ici.
- Pardon ?
- C’est ici que le mariage aura lieu.
- Ah !
- Nous devrions partir.
- Déjà ?
- Oui. De toute façon tu vas revenir demain.
- Eh bien c’est vrai. Suis-je bête !
Ils sortirent aussi discrètement que possible avant de s’engouffrer à nouveau dans la voiture. Quelques minutes plus tard, le conducteur cherchait à nouveau une place pour se garer.
- Où m’emmènes-tu cette-fois ?
- Tu vas voir. Descends et prends ton violon, s’il-te-plaît !
- Oui, mon capitaine ! Tu vas déjà me mettre au travail ?
Ils sortirent du parking souterrain et arrivèrent directement devant le « Royal Liverpool Philharmonic ».
- Co… Comment ? C’est ce que je pense ?
- Oui. L’orchestre est en pleine répétition.
- Mais…
- Chut ! Rentrons !
- Oh Ioan. Tu es incroyable !
- J’ai eu un passe-droit.
- Ah bon ?
- Oui, je connais le chef d’orchestre.
- Non, j’y crois pas. Tu plaisantes !
- Pas du tout. Je vais te présenter les personnes avec qui tu vas répéter demain à la cathédrale.
- Je ne serai pas seule ?
- Eh non, j’ai tout prévu. Les meilleurs seront aussi présents à tes côtés.
- Je suis tellement reconnaissante.
- C’est plutôt à moi de te remercier d’avoir accepté de jouer à la cérémonie nuptiale. A mon tour de t’offrir un cadeau. Tu vas pouvoir montrer ton talent à Bailee Wilson.
- Incroyable ! Le grand Bailee Wilson ? Tu m’impressionnes… Comment t’as fait ?
- Tu oublies que mon métier m’amène à rencontrer beaucoup de monde. Sans parler de la renommée de ma galerie…
- A ce point ?
- Oh oui… Je suis connu comme le loup blanc par ici et bien plus d’ailleurs. Je suis constamment invité dans des réceptions de la haute société. Je suis une personne très recherchée quand il s’agit d’agrémenter des intérieurs luxueux. Du coup, je n’ai même plus besoin de prospecter pour trouver de nouveaux artistes. Ils viennent naturellement frapper à ma porte et, finalement, il ne me reste plus qu’à faire mon choix.
- C’est remarquable, oh grand roi Ioan! Ah, ah,ah. T’es assurément un petit cachotier.
- Eh bien, tu sais tout à présent.
- Je suis si fière de toi !
- Il ne faut pas. L’art de vendre et de tisser des connexions sociales sont des qualités bien plus simples que la maîtrise d’un instrument. Ton toucher me transcende. Tu es si douée.
- Oh ben, que répondre à ça… Merci !
- Tu ne joues pas de la musique, non, tu es une virtuose du violon comme il y en a peu. L’agilité de tes doigts réinvente chaque note émise et me transporte dans un monde parallèle.
- Ohlala Ioan… Ce sont les plus beaux compliments que l’on m’ait fait à ce jour. Encore merci. Bientôt je ne pourrai plus passer les portes !
- Assez parlé ! Allons écouter tes confrères qui sont toujours en train de répéter. Yolanda ne devrait plus tarder non plus.
- Yolanda ? Oui, la chanteuse.
Ils entrèrent dans le hall.
- Ah, Justement ! Quand on parle du loup… Yolanda, bonjour ! Voici Lola.
- Enchantée !
- Bonjour !
Lola fut touchée par l’imposante aura de cette femme plantureuse à la superbe chevelure qui tombait en amas de boucles sur son dos. Tous les trois se dirigèrent vers la salle de concert. Ils pouvaient déjà entendre les instruments en action. Les notes, voluptueuses et légères, emplissaient la philharmonie au rythme bouleversant d’une des arias les plus poignantes de « La Passion selon Saint Matthieu » de Bach. Transportés par la somptuosité de cette interprétation célébrant la compassion, le goût pour l’autre et l’abandon à la douleur, des larmes inopinées vinrent surprendre les deux moitiés d’âme, submergées et impuissantes à contrer leurs sentiments. Combien de temps allaient-ils pouvoir se leurrer ? Combien de temps pourraient-ils encore éviter l’inéluctable ? Combien de temps allaient-ils vivre leurs expériences séparément ? L’orchestre enchaîna morceaux après morceaux jusqu’à ce que Lola puisse enfin faire la connaissance de l’ensemble de la formation musicale. Ceux qui l’accompagneraient lors du mariage se présentèrent un à un. Le chef d’orchestre, impatient de l’entendre, imposa sa volonté de commencer l’audition. Sans tarder, Lola arma son violon devant toute cette grande assemblée. Intimidée, elle fixa la chevelure rousse flamboyante de la cantatrice pour se donner une contenance. Concentrée avec les quatre autres instrumentistes, elle attendait le signe de départ. Ioan, assis, n’avait dès lors d’yeux que pour Lola. Lorsque la douceur de la mélodie de « Io ti penso Amore » embrasa la scène, son corps se relâcha instantanément. Il se laissa bercer par la pureté des sonorités. A cet instant, il aurait pu en oublier ses convictions de non croyant et rejoindre les anges dans la voûte céleste.
La représentation impromptue achevée, les deux rêveurs s’empressèrent de s’acheter des glaces. L’envie assouvie, ils se jetèrent, comme deux enfants, dans la grande roue de Liverpool d’où ils approchèrent leur paradis en observant le soleil se coucher.