Boris gara sa voiture dans une ruelle sombre, adjacente à l’hôtel où résidait ponctuellement sa singulière passagère. L’ampoule du lampadaire était cassée. Un frisson parcouru le dos du chauffeur. Les petites habitations collées les unes aux autres étaient noires de pollution. Leur apparence renforçait la sensation d’insécurité naissante. La pluie s’abattait sur le pare-brise et accentuait le désarroi de l’architecte d’intérieur et de la concertiste. Pris au piège dans leur cage à quatre roues, ils se regardaient l’air indécis. L’air hébété se transforma tout à coup en un rire incontrôlable.
- Tu penses à la même chose ?
- Oh Oui !
- Mais qu’est-ce qu’on fait là ?
- Le quartier est un peu glauque.
- Nous aurions peut-être mieux fait de rester à la réception. Surtout qu’il fait nuit maintenant.
- C’est sûr … Je suis désolée.
Les deux inséparables de fortune n’osaient pas sortir de leur boîte de métal complètement embuée. Lola était comme un petit oiseau dégarni et saisit de froid.
- Je suis glacée ! annonça Lola en se frotta activement les bras pour se réchauffer.
- C’est normal ! Tu n’es pas assez couverte.
La réactivité de son conducteur fut au-delà de ses attentes. Il lui tendit immédiatement une veste qui reposait sur la banquette arrière.
- Tu es mon sauveur !
Il l’aida consciencieusement à l’enfiler.
- Je suis un peu sotte d’avoir laissé ma cape à la réception.
- Bah, tu ne pouvais pas savoir qu’un orage éclaterait ! Tiens…
Boris lui tendit un magazine. Lola surprise, ne comprit pas tout de suite.
- C’est… Ah… J’ai compris. C’est une très bonne idée. Ça tombe même à pic ! Mais c’est la caverne d’Ali Baba ici !
- Ah, ah ! Oh non, non, non… Loin de là. En tous les cas, pas aujourd’hui. D’habitude, j’ai bien plus de bazar. Ce n’est rien comparé à tout ce que je peux cumuler dans ma voiture à Berlin. C’est juste que j’ai loué la voiture avant-hier et que je n’ai pas encore eu le temps d’en mettre plus depuis mon arrivée… Ah, ah. Je suis quelqu’un d’absolument désordonné.
- En tout cas, ton petit fourbi va bien me dépanner. Ça évitera la catastrophe avec mes cheveux.
- Eh bien, catastrophe ou pas, je suis certain que tu resteras magnifique.
Ne sachant quoi répondre, Lola s’arrêta de parler. L’homme n’hésita pas à plonger ses yeux dans les profondeurs fascinantes des flamboyantes prunelles de cette magicienne des sens. Dès sa première rencontre dans l’avion, il avait ressenti une forte connexion. Ce qu’il ressentait était inexplicable. Elle était un ange descendue du ciel. Il se sentait si proche d’elle qu’il pouvait ressentir son âme à l’intérieur de la sienne. C’était absolument irrationnel. Il aurait voulu la prendre dans ses bras et la serrer jusqu’à fusionner avec elle. Les joues empourprées, Lola enchaina avec douceur.
- On y va ?
- Tu as raison. Allez, fini de lambiner ! T’es prête ?
- Tout à fait ! Il va falloir piquer un sprint.
- C’est parti ?
- Un, deux, trois… Go !
Ils sortirent en un éclair, claquèrent les portes et coururent le plus vite possible. Les mains tenant le magazine au-dessus de sa tête, sa coiffure n’en était pas moins épargnée. Ses talons la gênaient. Boris était parti comme une fusée. Elle ne pouvait pas suivre. Elle se fit rapidement distancer.
- Fichues chaussures ! s’écria Lola.
Boris, arrivé au bout de la sombre ruelle, se retourna car il ne sentait plus la présence de Lola. Il la vit en difficulté. Il se remit à courir en sens inverse pour lui proposer son assistance.
- Besoin d’aide ?
- Oui, je t’en prie ! Il pleut tellement ! Et ses maudits talons… Peux-tu tenir mon violon deux secondes le temps que j’enlève ces satanés souliers, s’il-te-plaît ?
- Tu n’vas tout d’même pas rester pieds nus !
- Eh bien si. J’ai failli me tordre la cheville…
- Ah, zut !
Lola profita du bras robuste de Boris pour maintenir son équilibre tout en retirant de ses pieds l’objet de son désarroi.
- Merci ! dit-elle en reprenant son instrument.
- De rien.
L’homme heureux était trempé jusqu’aux os. D’un geste énergique, Lola remit en place une mèche de cheveux collée près de son œil. Sa chevelure avait pris l’aspect d’une pieuvre aux multiples tentacules qui enserraient le contour de son visage. Boris sentit l’emballement de son cœur dont les battements indomptables prenaient possession de l’ensemble de son thorax. Hypnotisé, il en oublia les conditions climatiques. Il apposa tendrement sa main sur le doux visage de Lola. Saisie par une explosion d’émotions contraires et mal définies, la musicienne se laissa porter par la tendresse du mouvement et cette chaleur qui secoua son être. Elle sentit les lèvres du soupirant enrober les siennes. Les deux êtres eurent du mal à rompre cet instant de grâce. Ils se détachèrent peu à peu. Boris fut le premier à reprendre ses esprits. Il réalisa ce qu’il venait de faire et fut pris par une soudaine timidité qu’il dissimula derrière un humour improvisé.
- Ben ça alors ! Cette pluie diluvienne me fait fondre. Pas toi ?
Lola, prise au dépourvu, pouffa de rire. Elle planait dans une sphère à contrepieds de la réalité du moment. Elle était trempée. Elle toucha son abdomen comme si les papillons qu’elle avait dans le ventre pouvait se calmer. Boris la prit par la main et la lança dans une nouvelle course effrénée. Lola prenait plaisir à aplatir la plante de ses pieds dans les énormes flaques d’eau. Sa main glissa de celle de Boris. Boris s’éloignait. Elle ressentait encore la délicatesse du baiser lorsqu’un coup de feu retentit. Une seconde détonation s’ensuivit et résonna bien plus fort dans les oreilles de Boris. Il stoppa net ses pas et se retourna. Impuissant, il vit un homme télescoper brutalement Lola. Prit de panique, il dégaina un couteau et y enfonça sa lame dans le corps gracile de la jeune femme. La cuisse du criminel avait cogné l’étui du violon qui s’était envolé jusqu’à s’écraser au sol comme un enfant abattu. Le boitier, ouvert par la force du choc, avait laissé s’échapper ses entrailles. L’instrument gisait dans les ténèbres. Lola, atteinte d’une vive douleur, observait le sang sur son corset. Elle s’effondra et sa tête heurta violemment le bitume. Ses talons reposaient, silencieux, non loin de leur maitresse. Boris, se précipita en hurlant sa terreur. Il se dirigea épouvanté vers celle qui venait d’illuminer sa vie. Un second délinquant sortit de l’immeuble en émettant un beuglement de fureur en direction des policiers qui le poursuivaient. Deux autres hommes de loi avaient menotté un des voyous. Boris, terrassé, ne cessait de crier sa détresse.
- A l’aide ! A l’aide ! il faut une ambulance.
Lola avait perdu connaissance. Boris, accroupi à côté d’elle, mêlait son torrent de larme à la pluie diluvienne.
- Lola ! Lola ! disait-il impuissant.
- Monsieur ! l’interpella un des policiers. Venez ! Les ambulanciers vont arriver.
Boris marchait maintenant comme une bête désorientée, invoquant l’univers de sauver sa belle lumière qu’il croyait à présent perdue.
- Lola !
Un autre policier le stoppa.
- Monsieur, nous nous en occupons. Nous avons appelé les secours. Venez !
- Je veux la voir.
- Vous ne pouvez pas, monsieur. On ne peut pas la bouger. Elle a été poignardée. Suivez-moi. Allez vous abriter.
Il fit signe à un de ses collègues de rester auprès de lui. Boris entendait déjà la sirène retentir dans le quartier puis aperçut la lumière bleue du gyrophare.
- Monsieur, quel est votre nom ?
- M. Eberwald. Boris Eberwald.
- Asseyez-vous ici, s’il-vous-plaît !
Trois autres voitures de police étaient arrivées juste avant l’ambulance. L’agent au côté de Boris se déplaça pour alerter ses collègues sur l’état de l’homme.
- Est-ce que la psy arrive ? Il est en état de choc.
Boris voyait les urgentistes déplacer le corps de Lola vers l’ambulance. Lola n’avait toujours pas de réaction. Le regard vide, Boris regardait sans voir. Tout se paralysait dans son esprit, tout avait perdu son sens.