La brève histoire des émotions : Chapitre VI, La terreur

Boris gara sa voiture dans une ruelle som­bre, adja­cente à l’hôtel où résidait ponctuelle­ment sa sin­gulière pas­sagère. L’ampoule du lam­padaire était cassée. Un fris­son par­cou­ru le dos du chauf­feur. Les petites habi­ta­tions col­lées les unes aux autres étaient noires de pol­lu­tion. Leur apparence ren­forçait la sen­sa­tion d’insécurité nais­sante. La pluie s’abattait sur le pare-brise et accen­tu­ait le désar­roi de l’architecte d’intérieur et de la con­certiste. Pris au piège dans leur cage à qua­tre roues, ils se regar­daient l’air indé­cis. L’air hébété se trans­for­ma tout à coup en un rire incon­trôlable.

  • Tu pens­es à la même chose ?
  • Oh Oui !
  • Mais qu’est-ce qu’on fait là ?
  • Le quarti­er est un peu glauque.
  • Nous auri­ons peut-être mieux fait de rester à la récep­tion. Surtout qu’il fait nuit main­tenant.
  • C’est sûr … Je suis désolée.

Les deux insé­para­bles de for­tune n’osaient pas sor­tir de leur boîte de métal com­plète­ment embuée. Lola était comme un petit oiseau dégar­ni et saisit de froid.

  • Je suis glacée ! annonça Lola en se frot­ta active­ment les bras pour se réchauf­fer.
  • C’est nor­mal ! Tu n’es pas assez cou­verte.

La réac­tiv­ité de son con­duc­teur fut au-delà de ses attentes. Il lui ten­dit immé­di­ate­ment une veste qui repo­sait sur la ban­quette arrière.

  • Tu es mon sauveur !

 Il l’aida con­scien­cieuse­ment à l’enfiler.

  • Je suis un peu sotte d’avoir lais­sé ma cape à la récep­tion.
  • Bah, tu ne pou­vais pas savoir qu’un orage éclat­erait ! Tiens…

Boris lui ten­dit un mag­a­zine. Lola sur­prise, ne com­prit pas tout de suite.

  • C’est… Ah… J’ai com­pris. C’est une très bonne idée. Ça tombe même à pic ! Mais c’est la cav­erne d’Ali Baba ici !
  • Ah, ah ! Oh non, non, non… Loin de là. En tous les cas, pas aujourd’hui. D’habitude, j’ai bien plus de bazar. Ce n’est rien com­paré à tout ce que je peux cumuler dans ma voiture à Berlin. C’est juste que j’ai loué la voiture avant-hier et que je n’ai pas encore eu le temps d’en met­tre plus depuis mon arrivée… Ah, ah. Je suis quelqu’un d’absolument désor­don­né.
  • En tout cas, ton petit four­bi va bien me dépan­ner. Ça évit­era la cat­a­stro­phe avec mes cheveux.
  • Eh bien, cat­a­stro­phe ou pas, je suis cer­tain que tu resteras mag­nifique.

Ne sachant quoi répon­dre, Lola s’arrêta de par­ler. L’homme n’hésita pas à plonger ses yeux dans les pro­fondeurs fasci­nantes des flam­boy­antes prunelles de cette magi­ci­enne des sens. Dès sa pre­mière ren­con­tre dans l’avion, il avait ressen­ti une forte con­nex­ion. Ce qu’il ressen­tait était inex­plic­a­ble. Elle était un ange descen­due du ciel. Il se sen­tait si proche d’elle qu’il pou­vait ressen­tir son âme à l’intérieur de la sienne. C’était absol­u­ment irra­tionnel. Il aurait voulu la pren­dre dans ses bras et la ser­rer jusqu’à fusion­ner avec elle. Les joues empour­prées, Lola enchaina avec douceur.

  • On y va ?
  • Tu as rai­son. Allez, fini de lam­bin­er ! T’es prête ?
  • Tout à fait ! Il va fal­loir piquer un sprint.
  • C’est par­ti ?
  • Un, deux, trois… Go !

Ils sor­tirent en un éclair, claquèrent les portes et cou­rurent le plus vite pos­si­ble. Les mains ten­ant le mag­a­zine au-dessus de sa tête, sa coif­fure n’en était pas moins épargnée. Ses talons la gênaient. Boris était par­ti comme une fusée. Elle ne pou­vait pas suiv­re. Elle se fit rapi­de­ment dis­tancer.

  • Fichues chaus­sures ! s’écria Lola.

Boris, arrivé au bout de la som­bre ruelle, se retour­na car il ne sen­tait plus la présence de Lola. Il la vit en dif­fi­culté. Il se remit à courir en sens inverse pour lui pro­pos­er son assis­tance.

  • Besoin d’aide ?
  • Oui, je t’en prie ! Il pleut telle­ment ! Et ses mau­dits talons… Peux-tu tenir mon vio­lon deux sec­on­des le temps que j’enlève ces satanés souliers, s’il-te-plaît ?
  • Tu n’vas tout d’même pas rester pieds nus !
  • Eh bien si. J’ai fail­li me tor­dre la cheville…
  • Ah, zut !

Lola prof­i­ta du bras robuste de Boris pour main­tenir son équili­bre tout en reti­rant de ses pieds l’objet de son désar­roi.

  • Mer­ci ! dit-elle en reprenant son instru­ment.
  • De rien.

L’homme heureux était trem­pé jusqu’aux os. D’un geste énergique, Lola remit en place une mèche de cheveux col­lée près de son œil. Sa chevelure avait pris l’aspect d’une pieu­vre aux mul­ti­ples ten­tac­ules qui enser­raient le con­tour de son vis­age. Boris sen­tit l’emballement de son cœur dont les bat­te­ments indompt­a­bles pre­naient pos­ses­sion de l’ensemble de son tho­rax. Hyp­no­tisé, il en oublia les con­di­tions cli­ma­tiques. Il apposa ten­drement sa main sur le doux vis­age de Lola. Saisie par une explo­sion d’émotions con­traires et mal définies, la musi­ci­enne se lais­sa porter par la ten­dresse du mou­ve­ment et cette chaleur qui sec­oua son être. Elle sen­tit les lèvres du soupi­rant enrober les siennes. Les deux êtres eurent du mal à rompre cet instant de grâce. Ils se détachèrent peu à peu. Boris fut le pre­mier à repren­dre ses esprits. Il réal­isa ce qu’il venait de faire et fut pris par une soudaine timid­ité qu’il dis­sim­u­la der­rière un humour impro­visé.

  • Ben ça alors ! Cette pluie dilu­vi­enne me fait fon­dre. Pas toi ?

Lola, prise au dépourvu, pouf­fa de rire. Elle planait dans une sphère à con­tre­pieds de la réal­ité du moment. Elle était trem­pée. Elle toucha son abdomen comme si les papil­lons qu’elle avait dans le ven­tre pou­vait se calmer. Boris la prit par la main et la lança dans une nou­velle course effrénée. Lola pre­nait plaisir à aplatir la plante de ses pieds dans les énormes flaques d’eau. Sa main glis­sa de celle de Boris.  Boris s’éloignait. Elle ressen­tait encore la déli­catesse du bais­er lorsqu’un coup de feu reten­tit. Une sec­onde déto­na­tion s’ensuivit et réson­na bien plus fort dans les oreilles de Boris. Il stop­pa net ses pas et se retour­na. Impuis­sant, il vit un homme téle­scop­er bru­tale­ment Lola. Prit de panique, il dégaina un couteau et y enfonça sa lame dans le corps gracile de la jeune femme. La cuisse du crim­inel avait cogné l’étui du vio­lon qui s’était envolé jusqu’à s’écraser au sol comme un enfant abat­tu. Le boiti­er, ouvert par la force du choc, avait lais­sé s’échapper ses entrailles. L’instrument gisait dans les ténèbres. Lola, atteinte d’une vive douleur, obser­vait le sang sur son corset. Elle s’effondra et sa tête heur­ta vio­lem­ment le bitume. Ses talons repo­saient, silen­cieux, non loin de leur maitresse. Boris, se pré­cipi­ta en hurlant sa ter­reur. Il se dirigea épou­van­té vers celle qui venait d’illuminer sa vie. Un sec­ond délin­quant sor­tit de l’immeuble en émet­tant un beu­gle­ment de fureur en direc­tion des policiers qui le pour­suiv­aient. Deux autres hommes de loi avaient menot­té un des voy­ous. Boris, ter­rassé, ne ces­sait de crier sa détresse.

  • A l’aide ! A l’aide ! il faut une ambu­lance.

Lola avait per­du con­nais­sance. Boris, accroupi à côté d’elle, mêlait son tor­rent de larme à la pluie dilu­vi­enne.

  • Lola ! Lola ! dis­ait-il impuis­sant.
  • Mon­sieur ! l’interpella un des policiers. Venez ! Les ambu­lanciers vont arriv­er.

Boris mar­chait main­tenant comme une bête désori­en­tée, invo­quant l’univers de sauver sa belle lumière qu’il croy­ait à présent per­due.

  • Lola !

Un autre polici­er le stop­pa.

  • Mon­sieur, nous nous en occupons. Nous avons appelé les sec­ours. Venez !
  • Je veux la voir.
  • Vous ne pou­vez pas, mon­sieur. On ne peut pas la bouger. Elle a été poignardée. Suiv­ez-moi. Allez vous abrit­er.

Il fit signe à un de ses col­lègues de rester auprès de lui. Boris entendait déjà la sirène reten­tir dans le quarti­er puis aperçut la lumière bleue du gyrophare.

  • Mon­sieur, quel est votre nom ?
  • M. Eber­wald. Boris Eber­wald.
  • Asseyez-vous ici, s’il-vous-plaît !

Trois autres voitures de police étaient arrivées juste avant l’ambulance. L’agent au côté de Boris se déplaça pour alert­er ses col­lègues sur l’état de l’homme.

  • Est-ce que la psy arrive ? Il est en état de choc.

Boris voy­ait les urgen­tistes déplac­er le corps de Lola vers l’ambulance. Lola n’avait tou­jours pas de réac­tion. Le regard vide, Boris regar­dait sans voir. Tout se paraly­sait dans son esprit, tout avait per­du son sens.

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