La brève histoire des émotions : Chapitre II, La colère et l’irritation

Un an plus tôt.
Lola klax­on­nait. Un auto­mo­biliste venait de lui faire une queue de pois­son. Rouge de colère, elle l’insulta mais n’en fût pas soulagée : le mal­otru qui avait fail­li la per­cuter ne l’avait pas enten­due. Seule devant son volant, ses paroles réson­naient dans l’habitacle de la voiture. Leur seul effet était de revenir en boomerang tit­iller ses oreilles. Son énerve­ment s’en trou­va décu­plé.

  • Non de Dieu ! Je n’vais jamais y’arriver. Ah, c’n’est pas pos­si­ble !
    Depuis qu’elle avait ter­miné sa répéti­tion, la vio­loniste s’échinait à se fray­er un chemin dans les bou­chons. Cela fai­sait seule­ment deux semaines qu’elle était à Berlin et elle ne con­nais­sait pas les petites rues de tra­verse… Elle n’avait donc pas d’autres choix que de se pli­er à la volon­té de son GPS. Pour­tant, l’aéroport n’était pas si loin ! A peine une demi-heure au départ de la phil­har­monie… Elle avançait à l’allure d’un escar­got. Le temps pres­sait et tout se figeait dans un immo­bil­isme décon­cer­tant : les pare-chocs les uns der­rière les autres s’impatientaient. La jeune femme avait main­tenant des sueurs froides…
  • Et si j’le loupe ! se dis­ait-elle dés­espérée.
    Elle tour­na le bou­ton du vol­ume de son poste radio et chan­ta à tue-tête. L’initiative était bonne mais la ten­ta­tive échoua : s’abrutir ne chang­erait rien. Elle s’arrêta pour la énième fois au feu rouge. Un cycliste était sur sa droite. Elle démar­ra en trombe au feu vert afin de ne pas rester blo­quée der­rière ce « deux roues ». Ce serait le pom­pon ! Elle enten­dit l’homme crier. Au feu suiv­ant, il revint à son niveau et toqua à sa vit­re. Lola n’ouvrit pas. Elle ne bougeait pas, fix­ant le comp­teur de vitesse. Elle voy­ait, du coin de l’œil, une main s’agiter. Un malade ! Il l’invectivait. Quel culot ! Elle n’avait fait que le dou­bler. Plus elle résis­tait à l’envie de baiss­er la fenêtre de son véhicule, plus le « mal luné » s’époumonnait. Il ten­tait même d’incliner le haut de son corps en se con­tor­sion­nant pour avoir le loisir de voir la bouille de la con­duc­trice. Le sang de la musi­ci­enne ne fit qu’un tour mais, ne sachant pas s’exprimer cor­recte­ment en alle­mand, elle se résigna à garder le silence. Le feu affichait la couleur verte. Ceux de der­rière klax­on­nèrent. Lola, per­tur­bée par l’intrus au vélo, n’avait pas encore réa­gi. Per­son­ne devant elle ?
  • Alléluia ! s’exclama-t-elle.
    Sa « prière » fut exaucée. Sans réelle­ment com­pren­dre, la route s’était vidée comme par magie. Elle tour­na son vis­age en direc­tion du colérique et lui fit un large sourire tout en démar­rant très rapi­de­ment. Dans son rétro­viseur, elle obser­vait le pan­tin grincheux se remet­tre en selle pour la cours­er.
    -Va t’faire voir, pauv’con ! J’n’ai pas besoin d’ta mau­vaise humeur. J’suis déjà bien assez stressée, con­nard.
    Son accéléra­tion lui per­mit de semer en quelques sec­on­des cet éner­gumène aux con­tours secs et dis­gra­cieux. Ce n’était pas l’envie de lui retourn­er « une giroflée à cinq branch­es » qui lui man­quait. Cette ten­ta­tion, née de sa colère, se dis­si­pa d’autant que le mécon­tent ne représen­tait plus qu’un vague point noir dans son rétro­viseur. Par chance, elle put avancer sans dis­con­tin­uer sur quelques kilo­mètres. Son irri­ta­tion, tou­jours présente, suiv­ait le tem­po des sec­on­des qui s’écoulaient.
  • Allez Lola, tu y es presque !
    Les embouteil­lages reprirent à l’entrée du park­ing. Exas­pérée, la belle au front plis­sé d’énervement, frap­pa très fort et à plusieurs repris­es son volant :
  • Non, non, non et non. Qu’est‑c’qui se passe main­tenant ? cria-t-elle pour évac­uer la ten­sion qui mon­tait à nou­veau en elle.
    Un enfant dans la voiture de devant la regar­dait d’un air hébété. Rapi­de­ment, cette fri­mousse rigolote qui fail­lit faire pass­er Lola des cris aux rires, se mit à lui faire des gri­maces et à lui tir­er la langue. S’en était trop. Elle explosa.
  • Rooooh, man­quait plus q’ça ! Un p’tit « morveux ». J’suis vrai­ment « bénie des Dieux aujourd’hui » ! s’écria-t-elle. Allez, allez, avancez. J’vais louper mon avion, bor­del ! Mon­sieur, ici c’n’est pas le dépose minute. Poussez-vous !
  • Oh, ça va, ça va… Deux min­utes !
  • Deux min­utes ? Mais vous plaisan­tez ? Vous blo­quez tout le monde ! Dégagez, oui…
  • Vous allez vous la fer­mer p’tite poufi­asse ?
  • Qu’est‑c’que vous dites-là, sale enfoiré ?
    Pour répon­dre à l’intimidation de l’empoté de forte cor­pu­lence, Lola sor­tit tel un ressort de son véhicule. L’homme leva la main pour frap­per ce qu’il con­sid­érait comme un têtard, mais sa prise d’élan fut mirac­uleuse­ment stop­pée par l’arrivée de deux hommes chargés de la sécu­rité. Un des deux coloss­es attra­pa prompte­ment le bras vio­lent en plein vol pour ensuite pla­quer le gros plein de soupe con­tre la voiture de Lola, qui se serait retrou­vée parterre en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Le deux­ième agent se préoc­cu­pa de faire rapi­de­ment évac­uer l’automobile, avant de retourn­er vers le petit bout de femme qui était restée inter­loquée.
  • Madame ?
    Lola se mordil­lait la lèvre inférieure jusqu’au sang. Son estom­ac s’était noué. Elle en avait presque oublié son avion.
  • Eh, madame ! C’est bon ! Vous pou­vez ren­tr­er.
  • Ah… Euh… Oui… Désolée.
  • Faites atten­tion la prochaine fois. Ne vous met­tez pas en dan­ger. C’est ter­miné main­tenant. Vous pou­vez y aller.
  • Oui, oui. Mer­ci !
    Lola retour­na s’asseoir tout en claquant la porte de sa Mini Coop­er. Elle pas­sa enfin la bar­rière du park­ing sur­veil­lé. Elle se gara à la pre­mière place de libre. Plus vive qu’un éclair, la jeune femme aux airs de petite fille attra­pa son sac à main, claqua la porte, ouvrit le cof­fre et prit son vio­lon ain­si que sa valise cab­ine avant de tout refer­mer et de pren­dre les jambes à son cou. Sa fréquence car­diaque s’emballa. Elle tra­ver­sa les couloirs et les postes de con­trôles en panique. Le souf­fle coupé, elle se présen­ta au guichet d’embarcation en hale­tant, le vis­age écar­late, les cheveux échevelés avec un chignon boudeur, molle­ment écrasé sur sa nuque.
  • C’était moins une ! dit-elle en s’adressant à l’hôtesse.
  • Oui, c’était le dernier appel, répon­dit calme­ment la femme d’un âge mûr. Je vous en prie, vous pou­vez y aller.
    Toute la ten­sion de Lola retom­ba. Ses jambes ne la tenaient presque plus. Elle se sen­tit comme « grog­gy ». Sa ner­vosité s’évapora. Elle en oublia même les sen­ti­ments de colère et d’irritation vécus l’heure précé­dente. Quelle journée ! Elle présen­ta à nou­veau son passe­port et sa carte d’embarcation à l’entrée du Boe­ing. L’hôtesse de l’air lui fit un large sourire tout en lui indi­quant le chemin pour se ren­dre au bon numéro de siège. Son rythme car­diaque s’était apaisé, les gouttes de tran­spi­ra­tion avaient cessé de se renou­vel­er et son corps ten­du évac­uait la pres­sion. Elle retrou­vait son « agneau » intérieur. Elle s’enfonça dans le siège qui l’emmènerait retrou­ver son ami d’enfance. Un homme s’était assis à côté d’elle. Elle fit mine de l’ignorer. Elle avait besoin de ren­tr­er dans sa bulle pour repren­dre ses esprits. La voix du com­man­dant de bord annonça le décol­lage immi­nent. La cein­ture bouclée, les mains posées sur les accoudoirs, elle attendait en fer­mant les yeux. Elle détes­tait ces instants où ces énormes oiseaux motorisés quit­taient le sol pour s’élever en fen­dant l’espace. Mais bien­tôt la beauté des hau­teurs envahi­rait ses pupilles et effac­erait ce malaise de début de voy­age. Sans faire exprès, sa main frôla celle de son voisin.
  • Oh, par­don ! pouf­fa-t-elle embar­rassée.
  • Ce n’est rien ! dit-il en alle­mand. Je m’appelle Boris.
    Les joues de la jeune femme rosirent :
  • Je suis Lola, répon­dit-elle.
    Ils se jaugèrent un bref instant sans mot dire. Con­fuse, Lola détour­na son regard. Epuisée, elle posa sa tête con­tre le hublot à la recherche du som­meil. Une heure quar­ante de vol la séparait de Man­ches­ter et de son unique et bel ami, Ioann.

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