« Le coma : l’errance d’un voyage en équilibre sur la frontière de la vie. »
Guéret Jacky
Tout commença cette nuit-là : le 7 décembre 1999, jour de ma fête.
Il était trois heures du matin. La lune était cachée. Il faisait très froid. Là-haut, une porte grinça, Le teint blafard et les mains gelées, j’étais assise sur la sixième marche de l’escalier 6, bâtiment numéro 6. Un oiseau blanc était curieusement venu me rendre visite. Il me fixait ; je le regardais. Au moment où j’entendis une porte claquer avec fracas, il s’envola brusquement. Je fus saisie d’un frisson effroyable. J’avais arrêté de dessiner. La craie avait roulée en bas des marches. J’enfonçai mes mains aussi loin que mes poches me le permettaient. Je sentais de plus en plus ce sol dur et hostile qui me servait de chaise.
« Maudite nuit ! », murmurai-je les dents serrées.
J’attendais…
Soudain, des bruits de pas lourds et réguliers résonnèrent dans la cage d’escalier insalubre. Mon sang ne fit qu’un tour. Mes pensées se cristallisèrent sur un sentiment de peur peu commun. C’était lui. Oui… Lui, ce type infâme qui respirait de temps en temps près des joues de ma mère – Rosalia — que j’entendais encore me dire, confuse et nerveuse, dans le creux de mon oreille :
« Ma chérie, réveille-toi ! Allez Ambre, vite, debout ! Peux-tu descendre quelques instants, s’il-te-plaît ? Allez, va, je t’en prie ! Je sais, il est tard. Je te promets que ça ne durera pas longtemps. »
En effet, je n’avais pas eu le temps de m’ennuyer. Il arrivait. J’en avais la nausée… Je me réchauffais en agitant vigoureusement mes mains dans un mouvement de va-et-vient sur le haut de mes bras lorsqu’une terrible douleur transperça le bas de mon dos. Spontanément, mes yeux se fermèrent. Je mordis ma lèvre inférieure jusqu’au sang. Avais-je hurlé ? Je ne m’en souviens plus. La pointe de sa santiag avait percuté violemment mon rein droit.
« Qu’est-ce que tu fous là, gamine de malheur ! », beugla-t-il comme un fou.
Débraillé, les cheveux poisseux et le ventre débordant de son pantalon, il essuya rageusement la salive autour de sa bouche en laissant échapper un rot immonde. Ce gros plein de soupe était ivre.
« Salopard ! », avais-je pensé
Cette injure était restée coincée dans ma gorge sans jamais pouvoir en sortir. Il puait, le chien ! Il puait de cette odeur d’ivrogne qui donne envie de vomir. J’étais tétanisée.
« Tu fais chier, vermine ! Allez, casse-toi, saleté ! », continua-t-il.
Dans la foulée, je sentis quelque chose d’extrêmement dur s’abattre sur le dessus de mon crâne. Mon corps bascula vers l’avant et dévala les quelques marches sans que je ne puisse me retenir. Très vite, une main m’agrippa le collet, me souleva et me jeta sauvagement à terre comme un vulgaire paquet. Tout devenait flou. Mon cerveau s’enlisait dans un brouillard d’inanition. Malgré tous mes efforts, je ne comprenais plus rien et j’étais incapable de réagir. L’ordure ! Il ne passa pas son chemin. Ah, ça non ! Il poursuivit son action en s’acharnant sur moi sans que j’aie la possibilité de me défendre, d’appeler au secours ou de m’échapper. L’ignoble ! Il était si lourd. Mon sang avait cessé de circuler. Ses ongles s’étaient plantés dans ma chair. Ce prédateur se faisait une fête de dévorer mon corps gracile et de réduire ma tête en bouillie… Les violentes secousses infligées à mon intimité ne firent qu’accentuer l’horrible douleur qui traversait ma boîte crânienne. Je n’arrivais plus à respirer : sa main était venue encercler mon cou. Dans un ultime élan de fureur, il finissait de me déchirer. Un cri strident m’échappa et m’explosa le tympan alors même qu’il eut un dernier râle bestial. Tout s’arrêta ; tous mes sens étaient annihilés. Je ne pouvais ni voir, ni entendre, ni bouger, ni penser. J’étais une épave à moitié morte sur le sol grisâtre. Mes oreilles bourdonnaient. Je me surpris à murmurer : maman… Elle ne venait pas. Où était-elle ? Désorientée, perdue, je ne sentais plus mes membres ; je ne percevais plus que le froid collé sur ma peau puis…
Plus rien.
« Mon Dieu ! Où suis-je ? Tout est vide ; tout est blanc là… C’est quoi ce bruit ? J’ai froid… Terriblement froid. Je n’ai vraiment pas de chance. Tout est glacial ici. Mon corps…Il tremble. Brrr…Il ne s’arrête pas de trembler…
Pourquoi ? C’est affreux. Combien de temps encore ? Je… Je… Je me sens mal, mais mal ! Serait-ce… ? Non… Non, ce n’est pas possible. Non, pas maintenant. Pitié ! C’est trop tôt. J’ai encore toute la vie… Je dois faire quelque chose mais… Quoi ? Je ne reconnais rien. C’est vide là… »
Une crampe aiguë s’empara de moi. Tout tournait. Je fus prise de vertige. Je tombais et m’enfonçais peu à peu dans des profondeurs inconnues.
« Oh, Seigneur, je ne sais pas ce qui m’arrive ! Je ne comprends plus rien. Rien ! M’entends-tu, au moins ? Ou bien suis-je complètement vouée à faire cette traversée du désert seule, sans tes filets de protection ? Seigneur, je t’en prie, fais-moi signe ! Dis-moi que tu nous vois, moi et ma détresse. Je suis dans l’abysse comme une brebis égarée et j’espère. Viendras-tu me rattraper pour me poser dans le creux de ta main ? Oui, dans ta main salvatrice… J’ai tellement mal – si mal – que j’ai peine à ramper jusqu’à tes pieds. Je suis à bout de force. Oui, c’est ça, je n’ai plus d’énergie. Mon corps n’est plus qu’un amas de plomb. Je ne parviens pas à le traîner pour te le présenter et pourtant ce n’est pas faute d’essayer. Mais, entends ma voix, Seigneur ! D’aussi loin qu’elle vienne, elle s’élève et s’envole vers toi pour te chuchoter que je souhaite ta venue. Je suis une funambule sans balancier, haut perchée sur le fil de la vie et de la mort dans l’attente de ta décision. Aussi imparfaite que je puisse être, je t’en supplie, ne me laisse pas ! Je ne suis qu’une enfant – ton enfant – et je veux vivre, Seigneur. Oh oui, mon Père, je veux vivre. Tout l’amour qui est en moi, je te le donne. Viens graver ta lumière dans mon cœur ! Viens m’ouvrir la porte de ton autoroute rédemptrice et m’inonder de ton eau vive ! Sauve-moi, mon Dieu ! Sauve-moi ! Je… Je… Je crois que… Je m’essouffle… Oh… C’est… Non, la fin ?
J’étais tout à coup extrêmement calme. J’avais l’impression de flotter. Je ne sentais plus les mouvements de ma respiration. Maintenant, tout était noir. Mon organisme ne semblait plus fonctionner. Je sentais le sang se répandre sur mon crâne. Des larmes s’étaient échappées pour dégouliner lentement le long de ma peau. Je n’avais plus un faisceau de volonté. Je voguais vers l’horizon de la désespérance, au milieu de nulle part, et je me vidais. Autour de moi, le silence dominait. Je me concentrais alors sur mes doigts dont la légèreté me surprenait. Allaient-ils bouger ? Quelle fut ma déception quand je compris que tout m’échappait ! Je n’espérais plus grand-chose lorsqu’une étrange apparition vint rompre ces ténèbres. Etais-je en train d’halluciner ? En suspension au-dessus de moi, un berceau se trouvait là, splendide, dans un bain de lumières. Soudain, je réalisai que c’était le petit lit de ma naissance. Qu’il était beau avec sa dentelle blanche et souple ! Qu’il était bon de le voir ! A lui seul, il résumait le bonheur de mes premiers émois et de mes premières découvertes. Je me souvenais de la délicatesse de son odeur, la douceur de ses draps et l’aspect soyeux de son étoffe décorative. Tout ce petit monde merveilleux était en moi. Il me fallait juste puiser dans cet immense trésor pour retrouver l’essence même de ce qui constituait la source vitale nécessaire à mon retour sur terre. Le nourrisson que j’avais été se tenait face à moi, éblouissant de candeur. Grâce à lui, l’intensité de ma volonté se renouvela pour renaître, puissante, et renouer avec la magie de l’éveil à la vie.
Mon dos frissonna. Mes mains furent prises de légers tremblements. Mes yeux, glacés, se réchauffaient progressivement. Ma gorge s’humidifiait lentement avant de retrouver le goût de son sel. Mes conduits auditifs recueillaient des bruits subtils : c’était le rythme de l’aiguille d’un réveil. Une douce fraîcheur s’était déposée sur mes joues, puis dans mes narines, avant de ranimer les mouvements réguliers de ma poitrine. Je sentis une chaleur étonnante partir du bout de mes pieds pour atteindre, de façon fulgurante, la pointe de mes cheveux. Avant même d’ouvrir mes yeux, je savais que j’étais revenue du néant.
Je sentais battre mon cœur.